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Critique de nilebeh


Il s'appelle Romain, il est Français, tout jeune, vingt deux ou vingt-trois ans, il aime la peinture et se nourrit des tableaux exposés au Louvre, plus particulièrement de ceux de Nicolas Poussin. Pour parfaire ses connaissances sur cet artiste, il s'inscrit à l'Istituto d'Arte de Rome, sorte de Villa d'Este où se forment les futurs experts de l'art italien. Sa famille, de bonne bonne bourgeoisie de province, vit sous la férule du Père, autoritaire, bougon, probe et patriote. Impossible de laisser s'exprimer devant ce genre d'homme ce qu'on a au fond du coeur quand on est un jeune homme sensible, fragile, sans aucun appétit pour la gent féminine. A Rome, Romain devient Romano et continue de cacher ses penchants pour les jeunes éphèbes représentés sur les toiles ou restitués par des sculpteurs qui rendent jusqu'au velouté de leur peau. Saint Sébastien, Saint Érasme, Narcisse, beautés juvéniles et troublantes qui font fantasmer l'étudiant. Impossible pourtant,au risque de se faire renvoyer, de se laisser aller à la plus petite tentative de séduction. Pire, dans ce contexte fasciste (nous sommes en 1923) où l'on doit marquer une forte virilité et un attrait confirmé pour le sport et la reproduction (!), il faut surtout ne pas laisser la porte ouverte au moindre soupçon d'être un « inverti », un malade ou un vicieux, selon les approches. Alors Romain se laisse approcher par une Giulia, puis une Wanda Polonaise extravertie et pleine d'appétit, se réservant tout le même le droit de contenir les avances dans des limites acceptables.
Jusqu'au jour où... ! Ce jeune homme imberbe, qui rejette avec nonchalance sa blonde chevelure, qu'il évite soigneusement de croiser et dont il fuit le regard, ce jeune homme l'approche et tout commence : un amour fou, sensuel et tendre, d'autant plus précieux qu'il n'a pas droit de cité. L'histoire d'amour se nourrit d'art, d'émotions artistiques, d'analyses et de lectures diverses des tableaux de Poussin. le jeune Russe Igor est un amoureux et un intellectuel, un militant aussi, convaincu du bien-fondé de la Révolution russe et de la politique menée par Staline. Il est pourtant prince, fils de Russes blancs émigrés en Italie. Il entraîne son amant en Russie, le mêle à des actions d'espionnage au profit des bolcheviques, le persuade de la grandeur et de la justice du projet social de l'URSS.
Mais que devient l'amour dans tout cela ? Des missions obscures, des contraintes frustrantes pour un amant éperdu, la vie secrète des espions, le contexte russe où tout le monde se méfie et joue un rôle : Romain est malheureux, son amoureux est devenu dur voire brutal, même dans leurs rares moments d'intimité. Il ne retrouve pas l'Igor de Rome. Celui-ci, au nom de sa fierté d'être Russe, va finir par se perdre..lui qui a pourtant attiré son amant en Russie parce qu'un décret proclamant la liberté sexuelle venait d'être publié.

Ce livre a la particularité de se lire à deux niveaux, tout comme le personnage d'Igor prétend lire les tableaux de Poussin : d'un côté le politiquement correct en phase avec l'époque (mythologie, oeuvres inspirées de la Bible), de l'autre, l'expression de la recherche de liberté sexuelle, l'apologie de l'amour sous toutes ses formes, la dénonciation de toutes prises de pouvoir sur la sphère privée.
De même, on peut lire un roman d'amour sur fond de guerre des blocs occident/URSS à l'époque de la dictature de Staline, avec sa cohorte d'espions et de secrets, la dénonciation des extrémismes et la mise au ban de la décadence capitaliste. Ou bien, s'émerveiller d'une lecture incisive et comparative des oeuvres et une réflexion sur la place de l'art dans la société, faussaires et galeristes inclus.

La narration s'articule autour d'analyses de tableaux dont certains sont reproduits, malheureusement très mal et sous de trop petits formats, en noir et blanc de surcroît, un paradoxe pour ce qui concerne la peinture.

J'ai aimé cette lecture complexe et riche, à reprendre peut-être après un moment de « digestion », j'ai aimé cette écriture soignée et ce vocabulaire précis (ex : des nervis, les cippes,des conteurs de bylines*) ou directement repris de l'italien. J'ai apprécié aussi la comparaison faite entre la littérature russe (Eugène Onéguine, Guerre et Paix, La Steppe, qui séduit les lecteurs parce qu'ils leur parlent de leur vie, de paysans, de modestes citadins, de soldats. Contrairement aux oeuvres européennes, plus désincarnées , à la recherche d'une émotion artistique souvent guidée par la contrainte formelle. Yeats, Mallarmé, Lorca, ne sont pas accessibles aux lecteurs russes, selon Igor..La notion d'art pour l'art est inconnue en Russie, semble-t-il.

En conclusion, un livre riche, à lire probablement plusieurs fois pour en apprécier les divers aspects, le plus étonnant étant peut-être cette double fin, qui laisse au lecteur l'opportunité de choisir la sienne !.
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