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Critique de michfred


Voici ma millième critique au bout de quatre ans révolus sur Babelio!

Impressionnée par le chiffre, je me devais de  réserver, à cette place exposée ,  un livre de choix ! J'ai donc rusé quelque peu pour qu'Elena Ferrante l'occupe avec son Frantumaglia: l'écriture et ma vie, récemment traduit en français.

Parce que Ferrante a été ma plus belle découverte sur Babelio.
Parce que j'ai lu et chroniqué tous ses livres.
Parce qu'elle a été mon principal moteur pour suivre,  le soir,  des cours d'italien afin de pouvoir la lire dans le texte -plaisir de lecture décuplé que j'ai pu ressentir pour les deux derniers tomes de L'amie prodigieuse.
Et surtout parce que c'est un écrivain exceptionnel.
Et donc quand elle parle de son travail, c'est une grande  faveur qu'elle nous fait, un vrai trésor qu'elle nous confie.

Remarquez que je n'ai pas dit "une femme exceptionnelle": la femme qui se trouve derriere Elena Ferrante ne m' intéresse pas. Je respecte pleinement et j'approuve le  désir de Ferrante de maintenir cette femme privée  dans l'ombre, hors de portée de la presse, du monde éditorial et de son lectorat. Depuis la parution de son premier livre, sa position sur ce sujet n'a jamais varié, et ce n'est évidemment pas un moyen d'attiser la curiosité.... et la vente, puisque c'est le succès de ses livres qui a suscité cette curiosité et non l'inverse.

Si Elena Ferrante a besoin de cet espace de liberté pour pouvoir écrire,  respectons la, respectons le.

Si nous interrogeons ses livres, nous pouvons trouver toutes les réponses -souvent toutes les interrogations- qui font le coeur de son univers de femme et de romancière.  Elle s'est , de plus , prêtée a l'exercice difficile de l'interview, avec une grande générosité et une remarquable exigence de verité -rien d'oral, tout est écrit, pesé,  réfléchi- . Si je n'ai mis que 4 étoiles à ce formidable bouquin, ce n'est pas à cause des reponses, passionnantes, de l'ecrivain, c'est à cause des questions sur son identité, lancinantes, indiscrètes, bêtes, qui masquent trop souvent le livre, et auxquelles, pourtant, Ferrante répond poliment, patiemment, en pesant et variant ses mots!

Que ceux qui s'obstinent aillent relire le Contre Sainte-Beuve de Proust, et qu'ils cessent de vouloir déterrer à tout prix ce "misérable petit tas de secrets" qui constitue la personne, pour s'intéresser vraiment à la transmutation formidable que fait l'écrivain de cette Frantumaglia, de ce magma confus, contradictoire, ce matériau brut, mouvant, obscur, bruyant, prégnant  debordant de vie - qu'il s'agit de transformer en écriture.

Et là, le livre, je veux dire la part écrite par Ferrante dans le livre,  est une mine d'or.

Pour les lecteurs de Ferrante avant tout, car voilà un écrivain qui vit vraiment avec ses créatures, et je déconseille la lecture de Frantumaglia à ceux qui n'auraient pas une grande familiarité avec ses livres. Mais aussi pour tous ceux, et ils sont nombreux ici, je le sais, qui rêvent d'écrire ou qui le font déjà. 

Ferrante parle de la gestation de ses oeuvres , longue, difficile, suivie d'interruptions volontaires fréquentes, quand elle trouve que son écriture, trop travaillée, trop partisane, trop convenue, trahit la vérité au nom du vraisemblable ou de l'esthétique, et  qu'elle a perdu cette âpreté, cette tension, cette brutalité qui souvent jaillit du brouillon.

Ferrante parle de ses modèles,  de ses consoeurs écrivains,  de ses thèmes favoris, obsédants : la relation mère-fille, l'amour compliqué,  "harcelant" pour la mère, l'abandon qui détruit et rend plus forte, l'amitié entre femmes si peu, si mal traité dans la littérature. 

Elle dit sa fascination pour tout ce qui dérange- précisons:   ce qui LA dérange- ,  ce qu'elle sent en elle d'obscur, de tordu , d'inavoué, d'incompris, de blessé. Elle confie à l'écriture, et à elle seule- Ferrante n'a jamais fait de psychanalyse-  le soin d'exposer ces blessures, de gratter ces croûtes,  de mettre à vif ces plaies. Elle cherche inlassablement  à comprendre, à mettre en mots ces mouvements secrets, ces pulsions qui l'effraient.

Elle raconte aussi sa ville natale, Naples, parle, bien sûr,  de ses héroïnes , dit comment elle s'est lancée, pour la première fois avec une grande fluidité,  dans l'immensité de L' Amie prodigieuse,  sans rien savoir de plus que ce que nous dit le prologue : la disparition de Lila , que l'écriture de Lenù va tenter de conjurer, d'enserrer, de contenir, et le motif troublant des poupées et de l'enfant disparue, qui faisait déjà son apparition dans Poupée volée, un des livres auquel Ferrante tient le plus, et qu'elle a, confesse-t-elle, eu le plus de mal à écrire. Un de mes préférés, sinon le préféré, en ce qui me concerne.

"'Je déteste faire des schémas, des travaux préparatoires de construction d'un roman " dit-elle en substance. Écrire en suivant un plan préétabli l'ennuie, fige son écriture, la contraint et condamne cette découverte de la vérité, cette clarification obstinée de l'obscur ,  qu'elle lui assignait en confiance.

Du petit lait, du miel, que tout cela, malgré la forme déplaisante de l'interview, et les questions sempiternelles sur son identité .

Oui, Ferrante , l'écrivain,  est une Grande.

Je suis persuadée qu'elle a ouvert largement les portes à toutes celles qui rêvent d'écrire sans se voir classées avec condescendance et mépris, dans cette "littérature féminine" qui dit assez d'où on la regarde et d'où on la nomme.

Merci Elena Ferrante. Vous faites du bien aux femmes. À celles qui vous lisent. À celles qui écrivent. À celles qui osent. À celles qui hésitent.

À  nous toutes.
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