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Critique de Kirzy


Cela démarre fort, très fort, avec un saisissant incipit qui voit pleuvoir des grenouilles et des crapauds sous les yeux sidérés des habitants d'un village du Cotentin, plaie biblique qui semble annonciatrice d'une apocalypse à venir, très terre à terre, elle, en l'occurence des animaux retrouvés mutilés.

La formidable réussite de ce roman passe par la scénographie d'une ambiance magnétique qui scotche complètement le lecteur à un récit ancré au plus profond de lieu qu'on croirait sorti d'un conte : des dunes, de la brume, de la pluie, un ciel menaçant, une mer houleuse, mais aussi une Lande des Morts, un ruisseau aux rats ou encore une fontaine aux fées. Mais ici, rien de bucolique ou de charmant, tout est rugueux, tendu et oppressant.

« Cette terre normande est parcourue d'ondes étranges, d'énergies contradictoires qui fragilisent les nouveaux arrivants, les secouent, font vaciller leur rationalité. Depuis leur arrivée au village, les deux anciennes citadines ont du mal à comprendre comment des gens aussi ancrés dans la terre peuvent être autant attachés à tous ces contes et légendes fantasmagoriques. Cela doit avoir quelque chose à faire avec la mort. Les superstitions entourant les fantômes sont bien plus commodes à se représenter que la réalité de la finitude et de sa pourriture. »

Adeline Fleury assume totalement le recours au réalisme magique, créant un récit à la fois très humain dans ce qu'il dit des violences tues dans des secrets quasi ancestraux, et terriblement irrationnel. L'enquête pour découvrir qui a mutilé les animaux se mâtine de légendes normandes, convoquant le Varou, les goubelins, les enfants-fées, enchaînant les événements étranges. Et jusqu'au bout, on ne sait si l'autrice va choisir une résolution réaliste ou ouvrir sur une perspective fantastique.

La porosité entre la réalité et les légendes réveille des peurs presque enfantines, on sent comme des présences invisibles flottées entre les pages. D'autant que la langue déployée est d'une grande richesse, gorgée d'adjectifs, en symbiose absolue avec ce qui est raconté, prenant parfois son temps à se déployer dans un lyrisme organique et sensoriel, pour ensuite s'accélérer dans une nervosité de thriller.

La construction est travaillée de telle façon à nourrir l'intérêt et la surprise du lecteur. Chaque fin de chapitre appelle le début du suivant avec subtilité et addiction, chaque personnage introduit est utile pour enrichir un fil narratif très polar, véritables catalyseurs de l'intrigue. Et ils sont tous formidables, ils ont des corps, des émotions, des secrets, des blessures, on les voit, on les entend, qu'on les comprenne ou pas, tant ils sont incarnés au possible.

A commencer par la Grande Stéphane. Personnage génial de femme puissante et faillible, cette citadine a fuit ses démons en se disant qu'elle s'épanouirait dans ce village normand où elle est installée en tant que maréchale-ferrante. Mais son métier, identifiée comme masculin, ainsi que son physique imposant, détonnent et la rendent forcément suspecte dans cette communauté rurale déjà fracturé entre les agriculteurs là depuis toujours et « ceux des lotissements », les habitants récents.

« Une chose est certaine, ce bout du terre entre campagne rude et mer menaçante appartient à un seul petit groupe, dont elle ne fera jamais partie. Ce cap des tempêtes et ces champs humides, venteux et boueux ne se laissent pas apprivoiser facilement. Les nouveaux venus devront toujours, éternellement, impérativement, sans échappatoire, payer une taxe à ceux qui y sont nés, n'en sont jamais partis et n'en partiront jamais. Ceux-là appartiennent à ce territoire jamais il ne se posent la question « quel est mon pays », les âmes et les corps chevillés aux sols acides et marécageux près du val et aux roches de granit et de grès près des falaises. Ceux des villes peineront à comprendre, ils auront beau s'enticher de cette campagne, la terre leur balancera son hostilité et sa sauvagerie à la gueule. La beauté tyrannique et implacable des paysages les accablera. La mélancolie les gagnera peu à peu, puis le désespoir. »

Un roman à l'aura puissante, porté par une histoire et une écriture charismatiques, jusqu'au somptueux épilogue.




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