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Critique de berni_29


Attention ! Lecteurs cartésiens, attachés à situer les livres dans des cases bien précises, habitants du beau Cotentin ou sensibles à la souffrance animale, possiblement s'abstenir !
Le ciel en sa fureur, dernier de mes coups de coeur, est un roman totalement inclassable. Je découvre à cette occasion sa jeune autrice, Adeline Fleury, que j'ai eu le plaisir de rencontrer l'autre jour, elle était invitée avec son éditrice des éditions de l'Observatoire par mes libraires préférées.
Tout semblerait partir d'un fait divers sordide, quelque chose qui m'a rappelé ce qui arriva dans certaines de nos campagnes il y a très peu de temps, une vague de mutilations portées sur des chevaux. Ici ce qu'on a fait au cheval des jumeaux Bellay relève d'une barbarie sans nom…
Tout commence ainsi.
Le récit qui pourrait prendre le chemin de cette chronique ordinaire horrible, n'en fait pas pour autant le ressort narratif, qui est ailleurs.
Ailleurs, c'est déjà un territoire, son paysage.
Une anse au bout du monde, un endroit perdu dans le Cotentin profond. C'est un village de taiseux entouré de mers, de marécages et de légendes, un décor qui contient dans la vase et la boue qui l'entourent peut-être un secret ancien, encore enfoui.
Imaginez ici un lotissement qui s'est construit à l'orée d'un village rural.
Sur ce territoire, l'autrice pose des personnages et des odeurs.
Dans ce lotissement, des habitants uniformes évoluent tels des playmobils, ils sont anonymes sans jamais être au coeur du roman, ou presque. Ils vivent les uns à côté des autres mais pas ensemble.
Les personnages de ce roman, ce sont des femmes, des hommes, des charognards, des êtres maléfiques…
Deux figures féminines vont se détacher par le désir amoureux de l'une pour l'autre : la grande Stéphane, homosexuelle assumée, maréchale-ferrante et Julia vétérinaire, exerçant toutes deux des métiers d'hommes. Elles viennent de la ville, chacune porte des blessures, la sociologie qui adore classer les gens les appelle des néo-rurales.
J'ai aimé entrer dans le sillage de ces deux personnages. Dans ce village marqué par les traditions et les croyances anciennes, elles font figure d'anomalies, voire d'anormalité. Pourtant, à l'inverse des gens du lotissement elles cherchent à s'intégrer au sein de la communauté du village, malgré leur différence, elles ont fait le choix d'y habiter, d'y travailler.
J'ai aimé l'effleurement d'amour entre ces deux femmes éprises de désirs, de sororité.
D'autres personnages comme surgis d'un conte gothique viennent dans cette farandole étonnante, ils ne sont jamais nommés.
Un garçon blond, hypersensible.
L'étranger au bout du chemin, la peur de l'autre,
La vieille.
La femme qui va tenir le bistrot.
La fille du lotissement 13.
Un enfant-fée...
Et puis aussi des crabes, des araignées, des rats, des goubelins, des asticots, des maquereaux qui frôlent les jambes de la grande Stéphane qui se baigne dans l'eau d'une plage solitaire le matin, tandis que que quelqu'un là-haut depuis la dune écarte les hautes herbes pour l'observer.
Le personnage principal n'est peut-être rien d'autre que la géographie du territoire où gisent ces pages.
Tout le monde se regarde avec suspicion. Les drames qui s'opèrent dans le livre sont des drames anciens, qui se répètent avec désormais la difficulté de vivre ensemble.
Le côté thriller nous tient d'emblée en haleine, mais les personnages semblent liés à autre chose. Alors, Adeline Fleury, déjouant les codes narratifs, nous entraîne ailleurs, entre réel et surnaturel, dans un réalisme magique porté par un souffle romanesque envoûtant et par une écriture poétique posée sur de la noirceur, qui m'ont ébloui tout au long du récit.
Le roman tient dans cette dislocation entre le réel et le surnaturel. L'autrice ne tranche jamais et je lui rends grâce.
C'est sans doute ce qui pourrait déconcerter furieusement le lecteur, le surprendre parfois au bord des dunes pour le plus grand plaisir de ce paysage envoûtant.
C'est un texte ancré dans le réel et hanté par la magie d'un lieu, d'une rencontre, d'une histoire.
L'autrice ouvre une brèche, nous perce un chemin dans des pages souterraines, offre plusieurs pistes, plusieurs lectures, réussit un défi, rendant impossible de situer son roman dans un endroit quelque part entre littérature blanche et noire. Propose-t-elle de passer d'un registre à l'autre, comme on ouvre des portes passant d'une pièce à l'autre ? Non, car tout est cela en même temps.
Il y a une violence qui traverse les pages de ce livre, la fureur d'un ciel renversé, un retour primaire, presque légendaire, des croyances surnaturelles. C'est un texte possédé comme si on avait jeté un sort à la terre.
Ce roman est une fresque d'humanité à sa manière. La dimension onirique, à la frontière du fantastique, est un prétexte, pour convoquer des thèmes fort actuels, nous aidant à comprendre le monde qui nous entoure de manière elliptique.
L'autrice ne nous dit jamais quand ni où nous sommes. Qu'importe l'absence de repères temporels, puisque les thématiques sont actuelles et seront encore là dans six ou quinze ans.
Adeline Fleury me rappelle qu'en littérature j'aime qu'un écrivain me raconte une histoire, j'aime que la littérature puisse tenter de nous guérir de la mélancolie et du désarroi du monde, pour peu que le texte me dise quelque chose aussi.
Ce texte pourrait relever de l'exercice de style s'il n'y avait pas autre chose de plus profond : en convoquant des pluies de crapauds et des êtres maléfique, Adeline Fleury ne parle jamais aussi bien du déterminisme social, de la soumission, de la question de la norme, de la différence, du rejet de l'autre, du poids des secrets et de la vengeance...
Adeline Fleury vient par ce roman insaisissable casser les codes de la littérature française et ses règles un peu rigides. Elle fait place nette au récit et cela fait du bien.
Il y a une voix, des voix dans ce texte et j'ai l'impression de les avoir entendues en refermant ce livre, de les entendre encore, dans l'agonie du vent du large.
Il pourra continuer à pleuvoir des crapauds et des orvets, je m'en remets désormais à la volonté de cette autrice, au pouvoir des mots et de son imaginaire. Adeline Fleury me rappelle que c'est dans la vase des étangs et des marécages que naissent les libellules.
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