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Critique de Ingannmic


Irina Flige a consacré trente ans de sa vie à un objectif : sortir de l'oubli les victimes de la répression stalinienne. Elle est la présidente de la branche pétersbourgeoise de l'association non gouvernementale Memorial, principale organisation russe de défense des droits de l'homme, qui oeuvre activement en ce sens. Lors de recherches réalisées juste après ses études de géographie sur les camps des îles Solovki, elle acquiert la certitude qu'un grand nombre de détenus évacués fin 1937 ont littéralement disparu. Elle met dix ans à retrouver leurs traces, à une centaine de kilomètres de l'archipel, dans les fosses communes d'un charnier de Carélie. "Sandormokh - le livre noir d'un lieu de mémoire", est d'abord la relation de cette (en)quête.
Pour rappeler le contexte, en 1937 débute la Grande Terreur : des vagues massives d'arrestations ordonnées par Staline sont perpétrées par le NKVD, chargé de maintenir l'ordre en U.R.S.S., et s'accompagnent d'une opération secrète de "désengorgement des camps et des prisons de leurs éléments les plus dangereux". Sous ce prétexte, un vaste programme de répression est lancé contre les ex-koulaks, les éléments criminels et autres éléments antisoviétiques. Les camps sont vidés d'une partie de leurs détenus selon les directives de Nikolaï Iejov, qui détermine quotas et profils en ratissant large. Les accusés eux-mêmes sont laissés dans l'ignorance des accusations lancées à leur encontre, et ignorent le prétexte donnant lieu à leur condamnation jusqu'au moment où ils sont conduits sur le lieu de leur mise à mort. C'est une ère cauchemardesque de départs nocturnes de convois, de fusillades massives, de péniches bondées volontairement envoyées par le fond.

Ces exécutions sont longtemps restées taboues, occultées. Au moment de leur déroulement, les proches des détenus se voyaient refuser toute information, hormis de vagues formulations devenues tristement célèbres, macabres euphémismes qui "laiss(aient) pour un temps l'espoir, (mais) en réalité scell(ait) la disparition" : "inconnu de nos services" ou "incarcéré sans droit de correspondance". Dans les années soixante, les fusillades commencent à être reconnues, mais les informations partielles et contradictoires sur les lieux, les dates, les circonstances, ne permettent pas aux familles de faire leur deuil. S'ensuit une longue période d'inertie des autorités. Il faut le travail d'historiens et de géographes comme Irina Flige pour faire la lumière sur ces disparitions. Elles se comptent par milliers ; comme évoqué ci-dessus, l'auteure s'intéresse plus particulièrement à celles de l'archipel des Solovki, point de départ de plusieurs convois dont l'un des plus importants, comptant plus de mille détenus, ne semble avoir laissé aucune trace.

A force de recherches dans les archives et les correspondances, de lectures de rapports parfois très difficiles à obtenir, grâce aussi aux témoignages des habitants des lieux, elle finit par trouver ce qu'elle cherche en Carélie, plus précisément à Sandormokh, où eut lieu un grand nombre d'exécutions, ce qui s'explique par la présence dans la région d'un grand ensemble concentrationnaire, le Belbaltlag. Mais la mission d'Irina Flige et de ses collaborateurs ne s'arrête pas là. Contre le régime stalinien qui voulait rendre ses citoyens incolores, sans opinion ni singularité, ils veulent reconnaître, renommer, et entament pour cela un nouveau travail de recherche, une fois le charnier trouvé, pour identifier les victimes.

Le complexe mémoriel de Sandormokh est inauguré en 1997.

Le récit d'Irina Flige est aussi et surtout celui de ce lieu de mémoire, de sa genèse et de son développement, de la manière dont il est poreux au présent, son usage et sa symbolique fluctuant selon l'actualité politique.

Elle montre comment les individus, au travers des lieux de commémoration et de souvenir, s'approprient l'Histoire en la reliant au réseau complexe d'expériences personnelles et de contexte local. Au départ privé d'une mémoire plus globale et plus structurée de la Terreur dans son ensemble, Sandormokh est surtout le dépositaire d'une mémoire régionale. le défi est alors de favoriser l'éclosion d'une mémoire de la répression stalinienne indépendante de telle ou telle victime, de dépasser la sphère familiale et régionale pour s'intégrer dans une Histoire plus vaste, celle du goulag, et même au-delà, celle des systèmes concentrationnaires et des régimes totalitaires du XXème siècle.
L'objectif est, pour un temps, partiellement atteint : la cérémonie qui se déroule chaque 5 août à Sandormokh est la seule et unique journée internationale de la mémoire célébrée en Russie auxquelles participent des délégations étrangères (essentiellement celles des états de l'ex-URSS) et des représentants des missions diplomatiques de plusieurs pays. Mais il manque encore une étape pour finaliser l'instauration de cette mémoire, celle de l'acceptation de la part de responsabilités de chacun. Seules les victimes sont évoquées à Sandormokh, où l'absence de toute notion de bourreau est criante. Une étape qui se révèle très difficile à franchir. La Terreur est aujourd'hui une question brulante : les événements du Donbass ou de la Crimée ont réveillé les sentiments nationalistes et les crispations des russes, qui se revendiquent eux aussi comme des victimes. L'Histoire, aux mains d'un gouvernement qui la révise avec l'aide des médias, est à nouveau muselée par de fausses révélations. La délégation ukrainienne est interdite d'assister aux commémorations du 5 août -qui sont par ailleurs de plus en plus réduites- depuis 2014.

Sandormokh en a acquis une actualité nouvelle, en passe de devenir un lieu de résistance civile, de solidarité proclamée avec les détenus politiques de tous temps et de tous pays. Une résistance que certains paient au prix fort : en 2016, l'historien Iouri Dmitriev, qui dirigeait l'antenne régionale de l'association Memorial en Carélie et a beaucoup oeuvré à l'édification du mémoriel de Sandormokh aux côtés d'Irina Flige, a été arrêté sous un prétexte fallacieux. Ce spécialiste reconnu de la Terreur a pendant trente ans de travaux répertorié les noms de 40 000 personnes disparues en Carélie durant cette période… Acquitté en 2018, il a été condamné en décembre 2021 à quinze ans de prison après de nouveaux rendez-vous en justice. Accusé de pédopornographie, il paie en réalité, selon de nombreuses ONG, ses recherches sur l'ampleur de la répression stalinienne. Sous Vladimir Poutine, -pour rappel ancien officier du KGB-, l'accès aux archives d'Etat sur ce sujet a été considérablement réduit et les identités des exécutants des purges classées secrètes.

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Bien qu'importante pour poser le contexte historique, je dois avouer que la première partie, dédiée aux recherches, m'a paru un peu fastidieuse, car comportant pléthore de chiffres, de dates, de numéros de directives ou de protocoles. A l'inverse, la réflexion qu'initie l'auteure sur la "vie" du mémoriel m'a passionnée.

Mais c'est à lire, bien sûr !
Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
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