Tyack & Frayne, tome 3 : Le fantôme de Cornouailles

La vitrine principale était brisée et vidée. A priori, l’attaque avait été rapide, un coup brutal, puis on avait poussé les bijoux dans un sac en vrac. Des constellations de bris de verre scintillaient sur la moquette élimée : le vieux Jake Mandel n’avait jamais fait fortune. La bijouterie était l’une des nombreuses boutiques de Bodmin qui semblaient survivre d’amour et de dur labeur plus que de profits. Gideon connaissait Jake depuis l’enfance, fils d’immigrants juifs, d’improbables réfugiés sur cette lointaine côte cornouaillaise. Enfant, la mère de Gideon l’avait amené ici choisir des cadeaux d’anniversaire pour ses tantes et ses cousines. C’était étrange de voir le vieil homme si bien habillé allongé par terre.

— C’est l’entrée du fogou ? demanda-t-il les mains en visière. Elle a l’air… plus grande, bizarrement. Immense.
— C’est pour mieux te manger, mon enfant, dit Anna sombrement.
Elle fit la grimace.
— Je regrette de l’avoir dit.
Lee sourit jusqu’aux oreilles.
— Comme nous tous. C’est vrai qu’il y a quelque chose d’étrange. Après tout, c’est le véritable Imbolc, là où le voile entre les mondes s’affine. La lune sera pleine dans deux heures, une nuit de Saint-Valentin. Au fait, j’imagine que vous n’avez pas plus de vie tous les deux que le pauvre Gideon et moi…
— Aucune, le rassura Jack. Une caméra dans une grotte est ce qui se rapproche le plus du sexy pour moi.
— Parfait. Parce que je ne sais pas ce qui va se passer ce soir, mais je suis certain qu’on est là au bon moment. Accrochez-vous bien, madame et messieurs, nous entrons à nouveau dans la gueule de l’inconnu.

— D’accord, d’accord. D’après l’une des théories, ce serait un genre de chambre d’initiation. Tu traverserais le couloir comme si c’était un rite de passage et tu passerais la nuit dans la chambre pour y avoir des visions, contacter les esprits de…

— Ah, voilà ce que je voulais savoir.

— Quoi ?

— C’est un « tu » général, pas toi, Lee Tyack, célèbre médium qui a le don de se jeter tête la première dans toutes les horreurs mort-vivantes qui flottent dans l’éther. Toi, tu ne passes pas personnellement la nuit dans la chambre.

Gideon hésita. À la maternelle, les garçons avaient le droit de se prendre la main, pourtant, depuis sa première année en primaire, il s’était passé quelque chose, un changement qui signifiait que ces mêmes garçons se faisaient insulter. Mais celui-ci lui tendit la sienne avec une telle chaleur, sans peur, qu’il la prit par réflexe et la serra fort.

— OK. Et maintenant ?

— Ne me lâche pas.

— D’accord.

— Je sais qui est ce monstre. J’ai vu derrière son masque. Mais personne ne me croit, c’est pour ça qu’il revient tout le temps.

— Je te crois.

Les yeux étranges s’illuminèrent.

— C’est vrai ?

— Oui. Je sais que tu ne me mentirais jamais, Lee. Tu en es incapable.

La prise du garçon se resserra très fort.

Quelque part, l’idée d’une lente convalescence et d’une autre vie lui avait semblé impossible, si inacceptable qu’un raccourci lui avait paru plus intéressant. Désormais qu’une balle avait failli lui diviser les cheveux en deux, il n’arrivait pas à croire qu’il avait été si bête. Il ne voulait pas rater une minute, même douloureuse, passée auprès de Lee. D’accord, il allait coopérer à partir de cet instant, mais il fallait d’abord qu’il rejoigne l’église. Le chemin était court, en pente. Son bon instinct de policier, bien différent de sa force physique, était en pleine activité. Il devait regarder Jago Tyack dans les yeux.