J'ai su qu'en me mettant à courir j'allais la perdre et que moi aussi, en un clin d'œil, j'avais signé ma perte.
J'ai traversé beaucoup de rues, avant d'arriver à un endroit sombre, l'endroit peut-être où mon souffle et mes pieds se sont dérobés. J'ignorais combien de temps j'avais couru. J'avais traversé beaucoup de rues et un pont très long ; complètement paniqué mais pas autant que l'instant d'après, quand les yeux mouillés, j'ai regardé autour de moi et que je n'ai rien reconnu ; j'étais au milieu d'entrepôts, et même s'il y avait des écriteaux, j'étais incapable de les comprendre. Encore à bout de souffle, je me suis souvenu de ce que j'avais toujours dit à Reina : moi, je ne connais pas, je ne parle pas anglais.
- Serveur, comme tout le monde.
Comme tous ceux qui étaient partis pour aller nettoyer les chiottes mais qui mentaient et qui parlaient de prospérité, de succès, de réalisation du rêve américain, et même si nous avions du travail et la possibilité de caresser quelques dollars avant qu'ils soient engloutis en dépenses, nous étions encore plus mal barrés qu'avant de partir, parce qu'en plus nous nous sentions seuls, nous étions seuls, des naufragés en plein New-York.
Cela faisait un an et demi que j'essayais d'entrer à l'université, à l'université publique parce que, pour les autres, je n'avais absolument pas les moyens. Mais les universités publiques, quand elles n'étaient pas en grève, étaient en faillite, ou il fallait être pistonné par un politicien, ou bien être surdoué, ou très chanceux pour y entrer. Et moi je ne me remplissais aucun de ses critères et ma seule chance jusque-là avait été que Reina me remarque.
- Tu vois bien, me disait-elle. Ici, on ne peut rien faire, même si on le veut. Ils vont te laisser poireauter dans la file d'attente aussi longtemps qu'ils voudront.
Je n'avais rien à répondre. La Colombie vous laisse à court d'arguments.