Rêver Large

L'entrée dans le Sud, quand le vent fronce les sourcils et que la surface des océans se ride tout juste, pas encore botoxée par des injections surajoutées de déprimes psychiques, est le moment idéal pour apprivoiser le bonheur d'aller vite.

Il faut filtrer l'ambiance assez guerrière qui s'impose, sans couvrir les informations que nous fournissent ces instruments à vents que sont la coque qui grince, le carbone qui tambourine, la quille qui stridule, le safran qui chouine, le gréement qui chante.

Il n'y a pas de profil physiologique du solitaire idéal. Le sprinter a des cuisses explosives. La sauteuse en hauteur a des allures de liane. Le lanceur de marteau a le biscoteau en gigot. Mais le solitaire peut être tout ou son contraire.

Dans la tempête, je suis comme le volcanologue qui réalise que la lave brûlante lui lèche la plante des pieds, comme le skieur de l'extrême qui sent le souffler des avalanches lui chatouiller la nuque, comme le spationaute qui sort pour réparer sa capsule dans l'immensité cosmique et qui ne peut s'empêcher de siffloter tel un plombier qui répare ses tuyaux au clair de lune.

J'essaie de digérer ma double déception en repartant naviguer. Après tout, c'est là que je me sens le mieux. Je continue sur ma lancée, sans vraiment savoir ce que demain me réserve, restant dans l'action pour ne pas avoir à y penser.

Je pense qu'il ne faut pas exagérer les dangers, ne pas s'en faire une montagne, les affronter rationnellement tout en sachant que tout n'est pas prévisible, que tout n'est pas évitable.

Vu d'un aujourd'hui surprotégé, où l'on a peur de tout et où l'on couve sa progéniture, cela parait assez libéral pour ne pas dire laxiste.

On regarde par les hublots les éléments danser une drôle de gigue sans s'affoler une seconde. Et puis, à cet âge et dans cet environnement remuant, le sommeil vient vite même si la berceuse est assez stridente. Les haubans pincés en cordes de harpe entonnent une mélodie hululante. Les larges ouvertures de ce bateau très lumineux sont rincées comme dans un Lavomatic, programme essorage. Les chocs sont sourds et répétés et entretienent une atmosphère wagnérienne dont aucun de nous trois ne réalise la violence.