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Critique de Malaura


Qui d'autre que Serge Gainsbourg aurait eu le toupet d'écrire en premier roman l'histoire d'un peintre rendu célèbre grâce à ses flatulences ?
On reconnaît bien là l'esprit bravache et le sens du défi de celui qui, peu de temps auparavant, c'était fait déjà remarquer en interprétant la « Marseillaise » en reggae…
Le roman paraît en 1980 et dès les premières lignes le ton est donné :
« de ma vie, sur ce lit d'hôpital que survolent les mouches à merde, la mienne, m'arrivent des images parfois précises, souvent confuses, out of focus disent les photographes, certaines surexposées, d'autres au contraire obscures qui, mises bout à bout, donneraient un film à la fois grotesque et atroce par cette singularité qu'il aurait de n'émettre par sa bande sonore parallèle sur le celluloïd à ses perforations longitudinales, que des déflagrations de gaz intestinaux.»…

De quoi s'agit-il ? Eh bien de l'histoire d'un homme, artiste peintre de son état, affligé d'une cruelle et redoutable infirmité, celle de venter sans arrêt, et dont l'auteur nous relate la douloureuse existence ainsi que la maladie dont il est affublé, avec une précision chirurgicale et une exactitude quasi monomaniaque dans l'énumération des termes médicaux et techniques.

De son enfance misérable marquée par une maladie au doux nom poétique de « météorisme » à son passage éclair dans l'armée où le relâchement de ses sphincters est considéré comme un outrage à la nation, de son entrée aux Beaux-arts à son incroyable succès de peintre et de sa fin de parcours sur un lit d'hôpital le ventre déformé par des années de flatuosité, « Evguénie Solokov » est le récit d'une vie dont les ballonnements intestinaux ont été le centre et la substance, le principe et la quintessence. Car grâce à (ou à cause de) sa « pétomanie », Solokov est devenu un peintre génial à la côte inestimable sur le marché de l'art. Chaque fois qu'il libère un vent il crée une oeuvre d'art !
Dès lors, maladie et création seront indissociablement liées, faisant du peintre le chef de file de « l'Hyper abstraction », un mouvement artistique des plus…sismographiques...soumis à la qualité explosive des inflammations entériques d'un artiste désormais riche et célèbre.

On l'aura compris, le sujet d' « Evguénie Solokov » est des plus répulsifs.
Pourtant, la langue est belle, triviale dans son fond mais châtiée dans sa forme, très littéraire, construite avec une régularité de papier à musique et une rigueur de métronome.
«Je n'ai pas laissé une seule ligne merdeuse» disait Serge Gainsbourg à propos de ce bref ouvrage à la fois vulgaire et sophistiqué, qu'il mit six années à écrire avec une application, une attention portées dans le choix des mots et des termes techniques, frisant la marotte obsessionnelle.
Dommage que certains critiques, agacés sans doute par un sens de la provocation toujours plus outrecuidant, l'aient à ce point éreinté que jamais il ne repris la plume, trop blessé par les jugements intempestifs de quelques mauvaises langues, dont le fiel délivrait une pestilence identique à celle qui émanait de l'arrière train de ce pauvre Evguénie.

L'ouvrage révèle pourtant beaucoup de son auteur. On pourrait même dire que Gainsbourg est Evguénie Solokov.
Comme toujours avec Serge Gainsbourg, le sens de la provocation se double d'une part de douleur intime liée à son échec mal digéré de se faire un nom dans le monde de la peinture mais aussi à son physique, si difficilement assumé durant sa jeunesse.
Le roman prend ainsi des airs de règlements de comptes, d'une part en faisant la critique du marché de l'art, dont les valeurs supposées laissent souvent transparaître la plus totale pauvreté mentale, et d'autre part en représentant la revanche sur le monde, certes dérisoire et pathétique mais toutefois bien réelle, d'un homme au départ défavorisé - les pets pour Evguénie, le délit de faciès pour Serge - que son handicap à finalement hissé au-dessus du communs des mortels.

Hormis les relents nauséabonds qu'il exhale immanquablement, l'ouvrage, concentré de mots rares et de phrases précieuses, libère d'autres effluves, plus subtils et délicats, le fumet d'un véritable écrivain maniant la plume avec maîtrise et savoir-faire, ciselant patiemment sa prose en orfèvre maniaque, et comme un jardinier amoureux de sa rose, cultivant avec soin un sujet épineux pour en faire éclore une fable parabolique au champ lexical riche, dense, recherché, quelquefois même difficile.

86 petites pages audacieuses, crues, élégantes, scabreuses, raffinées et impertinentes dans lesquelles on retrouve tout ce qui faisait le charme et le charisme de l'auteur, compositeur, interprète ; ce mélange de chic et de choc, d'insolence et de timidité, de décontraction éhontée et de pudeur désarmante qui définissait l'univers personnel et artistique de ce jongleur de mots épris de perfection qu'était Serge Gainsbourg.

«Evguénie Sokolov » : seul roman qu'ait jamais écrit Serge Gainsbourg…ou comment rester dandy tout en parlant de vents…
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