J’étais prêt à tout pour qu’il me remarque, pour qu’il me prenne en amitié. Mais je n’avais rien à offrir à un être comme lui. Mon adoration était sans valeur. Il avait éveillé en moi quelque chose d’essentiel, un bouleversement radical. La faculté d’imaginer une autre manière d’être au monde. Il était résolu et posé avec aisance dans son propre corps. Dès qu’on le regardait, avec sa démarche déliée, on pensait sexe. Son torse chevauchait ses hanches comme un serpent ses anneaux. Peut-être n’avait-il même pas pleinement conscience de l’effet qu’il produisait sur moi. Mais ce qu’il m’insufflait entre autres c’était l’horrible certitude que jamais je ne pourrais être la seule personne que maintenant je voulais devenir.
Je ne l'ai jamais entendu lire un seul texte de son cru, mais il lui arrivait parfois de citer un poème, de lui ou d'un autre, au cours d'une conversation. Cela paraît bizarre, narcissique ou prétentieux ou chiqué mais face à nous dans le box du Gibus il était capable de faufiler sans suture des vers du poème au flot de la conversation. Son visage était lesté d'une telle beauté mélancolique qu'il lui donnait l'air plus âgé et plus convaincant que nous tous. Sa gravitas nous aspirait en lui comme un siphon. Il pouvait river les yeux sur vous et vous entraîner vers un royaume inconnu où vos habitudes de pensée avaient tendance à se mettre en veille. On aurait dit qu'il arrivait d'un lieu où l'enthousiasme n'était pas jugé inversement proportionnel à l'intelligence et où on trouvait normal de mêler dans la même phrase Cocteau et les barbues de rivière. Aucun de nous n'avait une telle envergure, aucun n'avait lu autant que lui. La noirceur opalescente de ses yeux était magnétique.
S'approcher de l'autre et du monde avec toute la vulnérabilité qu'on est capable d'endurer. S'ouvrir au dehors. De tout notre esprit, notre corps et notre imagination, toujours s'ouvrir.
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C'est comme je disais. En poète. En ami.
Il aimait insérer des silences entre les choses remarquables qu'il disait, de l'absence entre ses gestes extravagants. Avec le recul, j'imagine qu'il s'entraînait à sa propre mort. Et quant il s'est introduit dans mon appartement cette nuit-là et m'a tendu un poème, il s'assurait du rôle que je devais y jouer.
J'ai pensé alors : il m'aime. C'est ça que ça veut dire. C'est pour ça qu'il est venu exprès jusqu'ici m'apporter ce papier où il a écrit un poème et me dire qu'il ne pouvait pas rester. J'ai pensé : il y a entre nous une intimité incomparable. Il a écrit quelque chose pour moi.
Le poème s'intitulait « Enclos ».