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Critique de jongorenard


Les cerfs-volants, il faut les tenir ferme « parce que ça tire et quelquefois ils s'arrachent, ils montent trop haut, ils partent à la poursuite du bleu et tu ne les revois plus. » C'est dans cette magnifique prose poétique qu'Ambroise Fleury explique à son neveu Ludovic comment manier ces objets presque dotés d'une volonté propre. "Les cerfs-volants", dernier roman paru du vivant de Romain Gary, m'a fait penser à une fable, un hymne à l'espoir, à la ténacité, à la folie, à la passion avec les ingrédients suivants : un orphelin élevé par son oncle farfelu, une éducation modeste mais humaniste, un don fabuleux de mémoire, des sentiments purs, un contexte violent de guerre, des amours compliquées et contrariées, des personnages qui évoluent à travers une succession d'épreuves, une fin heureuse avec une morale.
Les cerfs-volants constituent le fil rouge de ce roman tendre et délicat sur l'amour, la fraternité et le pouvoir de l'imagination. Sans sombrer dans le manichéisme, il présente même des attitudes extrêmes comme légitimes selon les intentions qui les sous-tendent. Comme les idéaux et les principes qui animent l'homme, les cerfs-volants doivent rester à une distance appropriée du sol. S'ils volent trop haut, ils disparaissent et deviennent inaccessibles et fumeux, s'ils volent près du sol, ils se souillent et deviennent frelatés.
L'histoire s'ouvre avec le jeune Ludo, orphelin de la Grande Guerre qui grandit dans une petite ferme de Normandie sous la tutelle de son excentrique oncle Ambroise, facteur par nécessité et fabricant de cerfs-volants par vocation. La vie de Ludo change le jour où il rencontre Lila, une jeune blonde et arrogante aristocrate polonaise dont la famille possède un manoir dans la région. En un battement de paupières, il en tombe amoureux et ce sera pour la vie ; Lila, en revanche, semble bien plus distante, d'autant plus qu'elle a d'autres prétendants. Des années passent avant qu'ils ne se revoient, mais Ludo, armé d'une formidable imagination et d'une passion indéfectible, a comblé l'absence de l'être aimé. le temps n'a pas altéré la pureté de son amour pour l'insaisissable Lila, qui commence à éprouver des sentiments réciproques. Mais au moment où l'Europe s'enfonce dans la Seconde Guerre mondiale, Lila et Ludo sont de nouveau séparés, elle est en Pologne, lui en Normandie. le roman bascule alors dans le récit de guerre. le nazisme achève brutalement leur enfance, sans pour autant leur faire perdre leur discernement. Pour Lila, « ce qu'il y a d'affreux dans le nazisme, […] c'est son côté inhumain. Oui. Mais il faut bien se rendre à l'évidence : ce côté inhumain fait partie de l'humain. Tant qu'on ne reconnaîtra pas que l'inhumanité est chose humaine, on restera dans le mensonge pieux ». Ludo, résistant en amour, s'engage dans la Résistance française pour que les rêves puissent triompher de la réalité, même de la dure réalité de la guerre et de l'occupation nazie. Retrouvera-t-il la France et, surtout, retrouvera-t-il Lila ? Peu de suspense quant au sort de la France dont le destin est connu. Mais pour Lila, il en est tout autre, car, après l'invasion de la Pologne par l'Allemagne, elle et sa famille sont portées disparues. Les rêves et les espoirs qui planent comme de beaux mais fragiles cerfs-volants protégeront-ils les vies en danger des deux amants ?
Dans ce roman émouvant et charmant, Romain Gary reprend de nombreux thèmes passionnants qui lui sont chers : l'imagination comme arme de défense, le rêve pour combattre la réalité, l'importance du devoir de mémoire, les amours impossibles ou contrariées. Il y lance aussi un appel poétique à la résistance, quelle que soit sa forme, un appel à la fraternité entre les hommes et les peuples. Au-delà de ces thèmes exaltants abordés, l'auteur décrit avec justesse le caractère de ses personnages, constituant clairement pour moi un point fort du récit.
Tout d'abord, l'oncle Ambroise qui symbolise à travers les cerfs-volants l'enfance, les rêves, la naïveté et la fidélité à ses idéaux. Célibataire, il explique à son neveu avec beauté et fatalisme qu'il n'a jamais aimé qu'une femme : « Je l'avais bien en tête, je la voyais tous les jours dans ma tête pendant trente ans, mais ça ne s'est pas trouvé. On ne s'est pas rencontrés. L'imagination vous joue parfois de vrais tours de cochon. » Après la rafle du Vél'd'Hiv, sa décision courageuse de se rendre à Chambon-sur-Lignon pour participer à la résistance non violente et venir en aide aux persécutés m'a bouleversé.
Il y a aussi le trouble et truculent Marcellin Duprat, chef étoilé qui porte haut les couleurs de la France grâce à sa cuisine. Trouble parce qu'il ne cessera jamais durant la guerre de servir les bouches de l'occupant, mais truculent parce qu'il est le défenseur passionné de la cuisine française qui ne doit pas faillir même en temps de guerre. Selon lui, la haute gastronomie représente le patriotisme sans armes ni violence, une forme de résistance avec le goût et la saveur de la haute cuisine française. Les propos qu'il tient avec verve dans le roman m'ont à la fois troublé et amusé.
J'ai adoré également le personnage de Mme Julie, mère maquerelle juive camouflée en comtesse hongroise, genre de personnage haut en couleur qu'on croise souvent dans les romans de Gary. Avec sa lucidité désabusée et poursuivant des idéaux nobles ou pragmatiques, elle accueille dans son établissement de hauts dignitaires nazis et renseigne de première main le réseau de la résistance. Un procédé qui sauvera de nombreuses vies.
Le coeur du récit est habité par Ludo qui en est le narrateur. Résistant en amour et en guerre, il est le fils spirituel de son oncle et le symbole de l'amour absolu pour son pays et pour une femme. C'est un personnage attachant guidé par ses passions et doté d'une mémoire prodigieuse. Il n'en abuse pas, mais au contraire l'utilise pour honorer sa famille et participer activement à la résistance contre l'occupant. Homme de devoir et d'idéaux, il est passionné par l'amour qu'il vit, par la résistance qu'il mène, par les cerfs-volants qu'il fabrique et dont il perpétue la tradition en souvenir de son oncle. Amoureux inconditionnel de Lila, il partage néanmoins ses interrogations avec le lecteur : « J'étais partagé entre l'envie de demeurer là, à ses pieds, jusqu'à la fin de mes jours, et celle de fuir ; aujourd'hui encore, je ne sais si j'ai réussi ma vie parce que je ne me suis pas enfui ou si je l'ai gâchée parce que je suis resté. » Tour à tour lucide ou enflammé, il peut agir de façon dangereuse, mais peut également se montrer perspicace lorsqu'à la fin de la guerre il est conscient que « les nazis allaient beaucoup nous manquer, que ce serait dur, sans eux, car nous n'aurions plus d'excuses. » J'ai gardé les doigts croisés pour que la persévérance de son amour soit récompensée, même s'il était parfois désespéré et confus en raison du malheur qui l'entourait.
Au début du roman, le personnage de Lila est une adolescente qui, comme dit son frère, passe son temps « à rêver d'elle-même ». Très narcissique, elle m'est apparue comme une petite noble gâtée, plutôt agaçante, rêvant à la fois d'un avenir prodigieux et totalement angoissée à l'idée de rater sa vie. Mais petit à petit, Romain Gary amène le lecteur à s'identifier à Ludo et à s'attacher à Lila, ainsi qu'à la petite cour qui gravite autour d'elle : son frère Tad, explorateur marxiste, Bruno, un jeune pianiste italien élevé avec eux, et même Hans, cousin allemand de Lila et rival amoureux de Ludo.
Romain Gary, en aimant ses personnages, nous force à les aimer. Mais il ne les épargne pas non plus, à l'instar de Ludo et Lila dont les amours naissantes seront fortement contrariées par la brutalité de la guerre. Et, si souvent cette dernière dévoile le pire caché dans l'homme, elle permet également de révéler le meilleur. Pour survivre et protéger les siens, Lila errera quelques années en Europe, aura des amants de circonstance, frôlera la mort lors d'un avortement, obtiendra finalement la protection d'un haut dignitaire nazi guère convaincu par les idées hitlériennes. Ludo, lui, acceptera tout ça, forcé de « comprendre » les agissements de sa bien-aimée. Ils se retrouveront, certes, mais bien esquintés, car curieusement, le paradoxe de cette guerre est qu'elle aura autant mis en péril leurs amours qu'elle aura donné une chance à leur couple d'exister.
"Les cerfs-volants" raconte une histoire d'amour riche et complexe qui commence dans l'innocence et évolue à travers différentes épreuves vers une belle humanité. J'ai été touché par l'écriture authentique de Romain Gary, rarement noire ou blanche, mais plutôt grise ou follement colorée, car elle ne manque pas de fantaisie et d'humour pour décrire l'humanité, ses joies, ses peines, ses espoirs et ses désillusions. L'idéal serait de lire ce roman allongé sur une pelouse, afin de lever de temps en temps les yeux vers le ciel bleu limpide qui rappelle cette liberté, cette audace mêlée de vivacité, dont les personnages sont les fiers porte-parole.
Quelques mois après la publication de ce livre, Romain Gary a enfilé sa robe de chambre rouge et s'est tiré une balle dans la tête, ce qui n'a jamais cessé de me sidérer.
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