Les jeunes filles et la mort

La Slovaquie communiste. Une période et un endroit bien étranges pour décider, comme elle l’avait fait, de devenir officier de police. Mais, après tout, peut-être pas tant que ça. Dans un pays aux valeurs dénaturées, ce choix offrait l’avantage d’un certain degré de certitude, si tant est que vous restiez à distance de l’aspect politique. Ce qu’elle s’était appliquée à faire, et même sous la nouvelle loi capitaliste où le gagnant rafle la mise, il n’y avait qu’à voir où ça l’avait menée : elle n’était rien de plus qu’un énième gratte-papier grisâtre dans un trou à rats.

En Slovaquie, les voitures officielles atteignent leur destination très rapidement. Il leur suffit de défier les piétons d'oser les gêner. Car, dans un véhicule ministériel, l'orgueil du chauffeur se trouve exacerbé jusqu'à l'inciter à foncer sur le passant qui aurait l'audace, ne serait-ce que d'envisager, de traverser la rue devant "sa"limousine.

À l’époque où les communistes étaient aux commandes, il n’y avait pas de Pâques. Pas de Noël non plus, d’ailleurs. Les fêtes religieuses avaient cessé d’exister et la population n’avait pas le droit de les célébrer. Les communistes prenaient plaisir à nier la réalité et à lui substituer des mirages, des cérémonies spécialement instituées pour ce qu’ils considéraient comme le bien de l’État. Un univers artificiel, contrefait. Les bureaucrates gouvernaient le monde. Et pour le commun des mortels obligés de s’alimenter, ne pas voler l’État revenait à affamer sa propre famille. C’était la seule règle que les gens pouvaient suivre pour contre-attaquer.

Vêtu d’une imitation d’uniforme de l’armée autrichienne des années 1800, l’homme au visage blanc était perché sur une petite caisse en bois, au beau milieu de la grande place du Vieux Bratislava. Malgré le passage de quelques badauds, la place déserte, balayée par des rafales neigeuses, paraissait encore plus lugubre que d’habitude, même au plein cœur des frimas. La statue du chevalier en armes qui surplombait d’ordinaire la fontaine avait été enlevée pour l’hiver et le bassin lui-même avait été recouvert pour empêcher que l’eau gelée ne fasse éclater la pierre en se dilatant.

Un élément attira l’attention de Jana : même quand ils finirent par asperger le minibus avec un produit chimique ignifuge, les flammes semblèrent résister, comme si elles revendiquaient rageusement le privilège de consumer jusqu’au bout l’étrange substance qui les nourrissait. Quelqu’un avait fait ce qu’il fallait pour que ce fourgon brûle.
Quand le brasier finit enfin par s’éteindre, elle regagna sa voiture.

Enfin, un camion de pompiers fit son apparition. En Slovaquie, tout arrive toujours en retard. Même les hommes qui en descendirent pour éteindre le véhicule en feu paraissaient en avoir conscience. Ils n’étaient dans cette pièce de théâtre que les spectateurs du fond de la salle. Rien ne pressait, ainsi que le traduisait la lenteur exagérée de leurs mouvements dans la neige. On aurait dit une danse rituelle primitive offerte aux éléments : des soldats du feu encerclant les restes du véhicule en flammes de leurs tuyaux bandant progressivement avant de répandre leur semence sur la dépouille d’une victime sacrificielle.

Pas étonnant qu’elle ne lui soit pas inconnue. En Slovaquie, tout le monde connaît tout le monde, voire est son cousin. Inévitable dans un pays de moins de cinq millions et demi d’habitants : un excès de familiarité.

— Je sais qui c’est.
Jana écarta son écharpe de ses lèvres afin d’éviter de devoir élever la voix pour couvrir le bruit du vent. Seges fit de même.
— C’est la fille Jedlik, Marjana. Aux dernières nouvelles, elle était devenue prostituée et bossait dans une maison close à la sortie de Bratislava.

Elle contourna le brasier, et finit par apercevoir les épaules transies de Seges penchées sur un des corps. Ô surprise, il était apparemment en train de prendre des notes. Finalement, il y avait peut-être un espoir. Une fois près de lui, elle alluma sa puissante lampe-torche qu’elle dirigea vers le cadavre avant de s’accroupir aux côtés de son adjoint. Mauvais, ça. Elle reconnaissait le visage de la morte.

Quoi qu’il en soit, il allait maintenant falloir se conformer à la procédure. Il était temps d’achever cette étape de l’enquête. Sept cadavres. Elle aurait à répondre plus tard à de nombreuses questions.