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Critique de Alzie


Randall est le récit de l'ascension d'un étudiant en arts plastiques, aux airs de « grand prolo bêta » – fin des années quatre-vingt jusqu'à la première décennie des années 2000 –, de sa mutation spectaculaire en valeur sûre du marché et de sa consécration institutionnelle finale américaine ; en toile de fond, les frustrations et rivalités, au sein du cercle de jeunes talents gravitant dans son orbite mais aussi, au coeur dudit marché, les logiques à l'oeuvre dans un milieu que l'argent fascine. Une suite de portraits sur le vif, au couteau, d'artistes, collectionneurs, investisseurs, marchands. La charge dont l'art conceptuel et ses acteurs sont la cible est cruelle et masque à peine la vérité du contexte auquel ils appartiennent. Randall est en plus l'histoire d'une amitié improbable mais réelle, d'une relation troublante entre l'artiste du même nom, chemise à carreaux et jean, et celui qui devient son conseiller financier, le jeune courtier de la City Vincent, Armani et Church pour ce dernier, ayant aimé la même femme, Justine. Loin d'être un roman « dans l'air du temps »,  Randall avec sa forte connotation « fin de siècle » reflète, au contraire, un temps très particulier de la scène artistique londonienne et mondiale , un moment d'extrême connivence entre art qui se cherche et argent qui s'emballe sur une idée confuse de la valeur. Périlleux sujet.

Jonathan Gibbs le traite avec un talent fou et sur un mode résolument corrosif, histoire de ne pas prendre l'art et les artistes trop au sérieux. Sa bande de randalliens est aisément identifiable aux YBA (Young British Artists). L'auteur se débarrasse allègrement, dès les premières pages, du plus gênant d'entre eux, Damien Hirst. C'est culotté et "heureux", tant sa copie, "Randall", vaut l'original. Liberté de style et de ton, ironie, irrévérence, désinvolture, sous-tendent constamment le propos. Ne pas craindre la verve et la crudité des dialogues qui font partie du package. L'énigme des peintures pornographiques découvertes dans l'atelier secret du peintre, après sa mort, a tout à fait sa place, cela va de soi, art contemporain oblige, et ne minimise en rien la pertinence de la réflexion esthétique générale portée, qui traverse l'épaisseur du roman. Un grand éclat de rire provocateur, à l'anglaise, recouvrant paradoxalement une extrême pudeur des sentiments. L'histoire de l'art revisitée et questionnée, en diable et en raccourcis, à la sauce « randallienne » déjoue toutes les esquives hypocrites des puristes. Amadouer son jury de fin d'études avec la figure du cercle, en référence à Giotto, ou « repenser » l'art de l'auto-portrait, comme s' y autorise Randall, n'est pas après tout à la portée du premier venu.

Mais qui est cet énergumène ? Frais émoulu de Goldsmiths, convivial et fêtard, brillant surtout par sa capacité à « boire et palabrer, danser et se mettre en vrac », ce dénommé Randall, que le seul nom de Picasso hérisse et terrifie... le saurons-nous jamais ? Où est-il ? Dans la lignée de Warhol, Koons, Fluxus, Duchamp et Dada, ou leur banal suiveur ? Improvisateur hors norme ou imposteur de génie capable de transformer un canular maison grossier en projet esthétique international ? Remixeur opportuniste de l'art des autres, est-ce là son talent ? Illusionniste à sa manière, plutôt que celle de Zeuxis ou Parrhasios, et capable en tout cas de séduire et de déstabiliser longtemps après sa mort, ça oui.

L'histoire tresse deux fils narratifs distincts, qui se font écho. L'un sonde le présent et les intentions de l'artiste par la capacité d'une oeuvre à perturber les vivants même à titre posthume, intrigue initiale où apparaissent Vincent, Justine et son fils, personnages clé de la configuration. L'autre interroge le passé et dévoile la personnalité de Randall au travers des conditions d'émergence, de prolifération et de réception de son oeuvre, récit rétrospectif de leur amitié que tente d'écrire Vincent. Effet miroir de l'écriture où les souvenirs de Vincent sont aussi les marqueurs de sa relation avec Randall et de ses propres interrogations artistiques et sentimentales. On peut dire que Randall offre à la fois en vision grand angle, un panorama sur le monde de l'art, un questionnement sur certains errements de la création contemporaine et, une vision en profondeur plus narrative, intimiste et presque picturale, de tous les protagonistes dans un mode de relations des uns aux autres qui n'est pas sans évoquer le motif de la danse, suggéré par le tableau de Matisse au Moma. Subtile alchimie entre le personnage principal et tous ses satellites entraînés par un même mouvement, dans le rythme continu des situations, toutes plus débridées les unes que les autres (dont un crescendo hilarant semble être atteint avec « La grande journée de l'art »).

L'écrivain procède-t-il pour son roman comme un peintre userait d'une perspective un peu savante pour dévoiler au spectateur la symbolique cachée de son tableau ? Révéler tout en interrogeant à l'infini, leitmotiv d'une réflexion construite en abyme. le livre ne s'achève pas, il invite le lecteur, à la fin, à revenir sur ses pas. Une boucle, du cercle de Giotto à "La danse" de Matisse. Inattendu, profond et grave sous l'humour, léger et documenté, déjanté, Randall est un grand moment de divertissement avec juste ce qu'il faut de tendresse, de nostalgie – moments de grâce dans la propriété de Cornouailles à Peploe – et de lucidité, pour tenir une ligne romanesque crédible. Un cocktail détonnant à effets différés non négligeables, mieux qu'une pastille d'ecstasy.




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