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Critique de Kirzy


Kirzy
20 septembre 2023
°°° Rentrée littéraire 2023 # 19 °°°

Autant oeuvre littéraire que roman d'histoire et d'aventures, ce brillant récit de non-fiction s'empare de l'épopée d'un navire de guerre britannique, le Wager, qui s'est échoué en pleine tempête sur des rochers en mai 1741, au large de la Patagonie, juste après le passage du Cap Horn. L'excellent prologue en résume les très grandes lignes : naufrage, survie des 145 rescapés sur une île inhospitalière, leurs affrontements en plusieurs factions, le retour d'une poignée des mois au Royaume-Uni, le procès en cour martiale pour déterminer les responsabilités.

La bibliographie finale impressionne par sa longueur et sa richesse, des années à passer au peigne fin tous les documents de première main archivés : journaux de bord, correspondances, journaux personnels et récits contradictoires des protagonistes, dépositions devant la cour martiale navale, rapports de l'Amirauté, articles de presse, dont les extraits entrecoupent pertinemment le récit.

Passé le prologue, l'auteur choisit de prendre son temps pour présenter méticuleusement l'avant naufrage :
- le contexte : l'affrontement entre le royaume de Grande-Bretagne et celui d'Espagne pour s'emparer du plus grand empire colonial essentiellement dans le Nouveau Monde. La mission du Wager et de son escadre était de capturer d'un galion espagnol transportant un trésor.
- le casting de marins et d'officiers avec un éclairage particulier sur trois personnages : David Cheap, l'officier aristocrate ambitieux devenu par la force des circonstances capitaine du Wager ; John Byron, grand-père du poète, enseigne du Wager âgé de seulement seize ans ; le canonnier John Bulkeley, leader naturel.

Et puis après, grâce à des descriptions précises et saisissantes, le lecteur est progressivement et totalement immergé dans les épreuves physiques surmontés par les rescapés du Wager : les tempêtes qui se déchaînent régulièrement, les ravages du typhus et du scorbut à bord, l'horreur du naufrage puis de la famine une fois échoués sur leur île de fortune. C'est d'un réalisme cru et terrifiant, bien loin du romantisme qui accompagne souvent l'évocation de la vie de marin. L'enfer vécu par les survivants se lit en frémissant devant les horreurs qu'ils ont endurées.

N'importe qui ferait n'importe quoi pour survivre, prêt à renverser les tropes habituels de la morale. Dans ce récit serré et implacable, David Grann ne porte aucun jugement sur les actions qu'il raconte, et excelle à décrire les épreuves qui révèle l'animal humain poussé à l'extrême : violence, anarchie, orgueil, lâcheté, dépravations mais aussi ingéniosité, fraternité et volonté se déploient dans ce microcosme insulaire.

Toute la dernière partie du livre est consacré au procès devant la cour martiale des quelques rescapés qui ont pu rentrer en Grande-Bretagne. L'auteur ne cherche jamais à polir les mystères du naufrage et de la survie sur l'île, humblement conscient qu'on ne connaitra jamais la vérité absolue tant les versions des survivants ont été contradictoires, s'accusant de cannibalisme, de meurtre ou de mutinerie, actes pouvant les conduire à la peine de mort. Il faut se résigner aux points de vue dissonants et antagonistes, ce qui n'empêche le récit du procès de se lire comme un thriller avec des rebondissements incroyables.

Et c'est à ce moment que le récit, déjà captivant, devient absolument passionnant. David Grann interroge sur la fabrique de l'Histoire et propose alors une réflexion intelligente sur le sens des récits qui s'imposent et peuvent manipuler. Ce ne sont pas seulement les marins du Wager qui ont été jugés mais l'idée même, orgueilleuse, d'empire colonial.

« De la même manière que les gens façonnent leurs histoires pour servir aux mieux leurs intérêts, en révisant, en effaçant, en brodant, les nations en font autant. Après tous les récits sombres et troublants relatifs au désastre du Wager, et après tant de morts et de destruction, l'empire avait enfin trouvé son récit de mer mythique. »
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