Toute une vie et un soir

ci, c’est calme plat. Pas un pékin en vue. Il n’y a que moi, qui marmonne dans ma barbe et qui tambourine sur le bar, pressé de boire ma première gorgée. Si je réussis à me la faire servir… Est-ce que je t’ai raconté, Kevin, que mon père tambourinait comme un as ? Sur la table, mon épaule, n’importe quelle surface où il pouvait poser l’index, pour enfoncer ses arguments et obtenir l’attention qu’il méritait. Le mien, d’index, tout déformé, n’a pas autant de talent, apparemment. Il attire l’attention de personne. Encore faudrait-il qu’il y ait quelqu’un à attirer, à part la fille de la réception. Elle sait parfaitement que je suis là, mais elle s’arrange pour pas me voir. On pourrait mourir de soif, ici.

C'est terrible de perdre son meilleur ami à tout âge, mais le perdre si jeune a été pour moi d'une cruauté infinie. A 16 ans, j'entrais dans la vie. Après avoir traversé ces précieuses années avec Tony à mes côtés, j'ai dû m'aventurer seul dans celles qui comptaient le plus. Sans lui pour me guider, m'encourager, m'engueuler. Je m'en sentais pas la force.

J'ai vu sa peau claire se flétrir, ses rides se creuser. J'ai pas réussi à empêcher les fils argentés de se faufiler dans ses cheveux. Je faisais comme si de rien n'était et je sortais.

Un jour, je t'ai demandé : "Comment tu fais pour lire ces machins énormes ?" Tu devais être au lycée. Le soir, t'étais toujours assis à la cuisine en train de lire. "Je ne sais pas, je les lis, c'est tout. C'est intéressant. Celui-ci parle des Mongols. L'une de leurs armes les plus redoutables, c'était qu'ils puaient. Sérieusement, c'est marqué là-dedans, personne ne voulait les combattre quand il y avait du vent. C'est drôle, non ?
- Ouais, trop drôle. " Je suis reparti en me demandant où j'avais pu te dégoter.
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Il faut croire que j'avais pas de place en moi pour ton chagrin en plus du mien.

Les grosses boîtes ont tout verrouillé, Maurice. On ne peut plus utiliser nos propres graines. Ils poursuivent en justice ceux qui le font. On est obligés de se fournir chez eux. Un de mes amis, Kurt Lettgo, un grainetier installé vers Mission, a été mis en faillite. Sa famille était dans la profession depuis quatre générations.

Ta mère et moi, on était jamais d’accord à propos de l’argent. On avait tous les deux un point de vue tranché , j’aimais en avoir, elle le méprisait. Alors, pour le bien de notre mariage, on abordait rarement le sujet. J’avais des scrupules à l’empoisonner avec ça. Elle savait pas ce qu’on avait sur notre compte ni la superficie de nos terres. Si elle tombait sur un document détaillé, elle se contentait de me le tendre comme si c’était une chaussette sale que j’avais oublié sur la moquette.

Faut dire qu’ils sont débordés par les préparatifs de la remise des prix du Comité sportif. Ah, ils ont réussi leur coup, ceux de Rainsford, en raflant l’organisation de la soirée à Duncashel et ses deux hôtels. Ça, c’est Emily, la patronne – je devrais plutôt dire la propriétaire. Cette femme est capable de faire du gringue à n’importe qui pour vanter les charmes de son établissement. Bien qu’en ce qui me concerne, depuis le temps, on peut pas dire que j’en ai beaucoup profité.
Il n’empêche, je suis assis ici et j’ai mes raisons, fiston. J’ai mes raisons.

C’est moi ou leurs tabourets sont plus bas ? Peut-être que je me ratatine. À 84 ans, ce sont des choses qui arrivent. Ça et les poils dans les oreilles.
Quelle heure il est aux États-Unis, fiston ? 1 heure, 2 heures de l’après-midi ? Tu dois être collé à cet ordinateur dans ton bureau climatisé, en train de taper sur ton clavier. Ou bien chez toi, sur la galerie, dans le fauteuil relax dont l’accoudoir est cassé, à lire l’article que tu viens d’écrire dans ce journal pour lequel tu travailles… C’est quoi, déjà, son nom ? Bon sang, impossible de le retrouver. Je t’imagine, le front plissé, essayant de te concentrer pendant qu’Adam et Caitríona font les fous pour que tu les remarques.

Etre avec quelqu'un en qui t'as confiance, voilà tout. Qui te comprend sans que t'aies besoin de t'expliquer, ou que tu te croies obligé de faire semblant que tout va bien. Avec qui tu peux te permettre d'être nul.