Quinqunet

Au fil des venues de l’étudiante, une relation avait pris forme entre eux et Albert s’amusait au quotidien à lui poser une question qui dépassait parfois les limites de la convenance sans jamais excéder celles de la décence, parmi lesquelles : « Le fort en gueule de la chambre 28 vous a-t-il fait part de ses petits soucis d’incontinence ? », « Ma chère soigneuse, en supposant, et je dis bien en supposant, qu’une flasque à whisky remplie pour moitié d’un Redbreast quinze ans d’âge ait été placée sous mon oreiller par une petite souris la veille au soir, accepteriez-vous d’en partager un fond de verre avec ma personne ? », « S’il y avait lieu de choisir entre l’insertion d’un hérisson dans mon pantalon et l’ingestion d’une pilule de viagra, savez-vous quelle décision je prendrais ? », « Si quelqu’un avait la bonne intelligence de réduire la quantité de mes repas de moitié, il n’y aurait plus lieu aux fâcheries puisque j’en mange déjà 50 %. Vous me promettez de faire remonter cette proposition ? », « J’ai connu une Marie-Hélène dont l’un des grands talents équivalait à celui des ouvrières qui savent rendre sa lettre de noblesse à la commune de Saint-Claude, savez-vous lequel ? La taille de la pipe »

Le Perché et la Rage se sont idéalement trouvés. Leur originalité en vient, à certains égards, à les rendre fascinants. Mathilde se souvient s’être dit que l’immense majorité des gens devait considérer que quelconque acte, action, entreprise, cause, personne et même les révolutions avaient une limite. Pour elle, au fil de leur côtoiement, il était clairement apparu que ces deux-là n’en avaient pas. Ils peuvent tout entreprendre. Il peut tout leur arriver. Ces types sont juste des êtres hors de l’ordinaire – tout ce qu’elle souhaite, tout ce qu’elle aime.

Jean-Gustave était natif de Sainte-Luce en Martinique, musicien amateur, un peu zadiste, beaucoup zonard, pleinement universaliste, pleinement rasta et totalement hétérosexuel. Ce n’est pas qu’il manquait de tact et d’élégance, ce n’est pas qu’il était négligent sur l’hygiène bucco-dentaire et corporelle, ce n’est pas qu’il manquait de sobriété mais, si l’on accumulait l’ensemble des carences, il n’y avait que la Folle pour ne pas s’apercevoir qu’il puait, qu’il était défoncé et qu’il avait une furieuse envie de baiser.

Les deux cousins avaient été époustouflants à tous les niveaux, passionnés de culture à leur manière, de 8.6 Original « parce qu’elle est blonde, qu’elle est bonne et qu’on la trouve en cinquante centilitres » et un tantinet timbrés. La soirée avait débuté par un apéritif riche en malt et en houblon, une discussion sur le thème de la culture locale avec une opinion toute personnelle de Hubert quant à l’attache au territoire de certains artistes. Il partait du principe que dès lors que le nom d’une personnalité se rapprochait phonétiquement du mot Ardennes, il avait forcément un lien avec ce département. Il s’intéressait, de ce fait, aux oeuvres de Jules Verne, de Verlaine, de Paul Verhoeven, des frères Dardenne, de Gustave Kervern, de Brigitte Fontaine, de Wes Craven, aux aventures de Capitaine Caverne et aux ouvrages de Philippe Delerm, notamment du fait du titre de son dernier bouquin La première gorgée de bière. « Quelle judicieuse trouvaille que ce titre. Levons nos verres à Phiphi. »

Et puis il y avait eu le Jeu, à l’initiative d’Alex, qui impliquait de se torturer les méninges afin de faire émerger un lien entre chacun des grands événements de l’année : « sans la mort de Mitterrand, il n’y aurait jamais eu de transfert des cendres de Malraux au Panthéon », « sans la mort de Duras, le PSG n’aurait jamais battu le Rapid de Vienne », « si les derniers casques bleus ne s’étaient pas retirés du Rwanda, les moines de Tibéhirine n’auraient jamais subi de décapitation », « pensez-vous que l’entrée des talibans à Kaboul soit la conséquence de l’essai nucléaire dans le Pacifique ? », « Dolly la brebis n’aurait probablement pas survécu si la tuerie de Dunblane ne s’était pas produite », « l’affaire Dutroux aurait-elle été la même si le Truismes de Darrieussecq n’était pas paru ? », « la publication du 666 de Noir Désir est le corollaire de la suppression de la peine de mort en Belgique »… C’était la fin de l’année civile et au terme de celle scolaire, il y aurait le bac, le sésame à décrocher pour l’accès au supérieur.

Un bourdonnement provenant de la droite mêle le bruit généré par un moteur 2 temps, des coups de klaxon désordonnés et le Lalalaïtou, Lalalaïtou, Lalalaïtou d’Eric Bouad. Gérard rejoint tambour battant le bourg pour s’abreuver de ses mauresques de 11 heures – berger blanc-sirop d’orgeat – qui l’attendent au coin du bar Chez Nanard. Le dernier des Mohicans berrichons gare sa pétaradeuse à côté du véhicule de l’Intrus et se rend d’un pas hâtif vers l’établissement convoité. Les yeux des personnes qui composent le cortège le fixent comme une bête curieuse. Il stoppe sa marche, crache son mégot de gauloise caporal sur le sol et lève une main amicale à l’attention de Mathilde. Elle lui sourit et le salue à son tour. Il se libère d’un glaviot verdâtre, puis il reprend sa course à l’hydratation en ne manquant pas d’en placer une petite à l’attention de ceux qui se reconnaîtront : « tas de cons ».

Sept années qu’ils ne se sont pas revus et c’est comme s’ils s’étaient quittés la veille. Il a conservé intact cette franchise et cette bonté qui le caractérisent tant. Qui d’autre que lui pour employer si peu de mots et dire autant de choses ?