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Critique de Petitebijou


"J'écoute avec mon corps" est l'oeuvre de David Grossman qui m'a été la plus difficile à lire, et qui est sans doute celle qui me fascine le plus. Ce livre contient deux grandes nouvelles, la première mettant en présence un mère malade et sa fille venant la visiter, la seconde un homme confiant à sa belle-soeur lors d'un trajet en voiture ses soupçons d'adultère de la part de sa femme. le titre du livre nous donne une indication précieuse : si dans les deux nouvelles la parole est un flot continu, David Grossman met l'accent, en filigrane, et il faut tendre l'oreille, sur le corps qui écoute. Corps souffrant d'une mère malade, ancienne prof de yoga, donc particulièrement attentive à son propre corps (et celui de ses élèves), corps honteux d'une fille qui a du mal à assumer son homosexualité en présence de sa mère, corps désirant et frustré de l'automobiliste dont la réalité glisse imperceptiblement dans le fantasme, corps récepteur de la belle-soeur confidente... David Grossman nous parle de douleur, faisant alterner les mots et les frémissements de la chair, de la violence de la relation mère-fille insupportables dans leur volonté commune de se dominer en permanence, de la tyrannie de la jalousie ancrée dans la peur de l'abandon et du spectre de l'impuissance masculine, de la passivité du témoin qui reçoit des paroles qui l'envahissent à son corps défendant. La lectrice que je suis a eu mal physiquement tant le langage de cet écrivain me parle intimement, sans forcément y retrouver un parallèle entre ma vie personnelle et les situations décrites. Bien au-delà du conflit mère-fille ou des affres de la vie conjugale, l'auteur explore le mystère de l'incommunicabilité, l'éternel décalage entre les mots que l'on emploie et ceux qui sont reçus, sujet souvent traité, mais avec ici une subtilité non exempte de cruauté ou de crudité, une langue qui fouille et fouille encore chaque grain de peau comme chaque infime sursaut du corps. Seuls les corps ne mentent pas, mais le mensonge n'est-il pas une autre vérité ? A l'image de la vie, rien ne se donne vraiment, tout est mystère, mais accessible si l'on sait écouter, se mettre en danger, s'abandonner physiquement aux échos du plaisir devenu douleur. Contrairement à la majorité de ses romans, le contexte israélien est peu présent. Ces deux nouvelles sont plutôt de l'ordre du huis clos. Admirablement, David Grossman alterne la parole et le geste, le dit et le non-dit, le conscient et l'inconscient, dans un style comme toujours dense, exigeant pour le lecteur un engagement total. On sort de cette lecture comme après un long combat de boxe, sonné, vacillant, sans savoir si l'on est vainqueur ou vaincu, mais peu de livres m'ont offert à ce jour un tel voyage d'introspection, quand il est impossible selon moi de ne pas se poser la question, arrivée au mot fin, du comment suis-je arrivée jusque-là, pourquoi n'ai-je pas abandonné en route, qu'est-ce qui m'a retenue ? Qu'on ne s'y trompe pas, il n'est pas question de masochisme, car le plaisir de lire est omniprésent, quand avec David Grossman l'acte d'écrire s'inscrit dans l'ordre du mystère au sens presque mystique, mystère insondable de l'humain, de nos motivations, de nos passions. Les personnages, bien qu'emmurés souvent en eux-mêmes comme dans leurs obsessions, et dans la forteresse plus ou moins fragile de leurs corps, espèrent dans l'altérité, dans l'écoute de l'autre, et leur jettent leurs mots comme autant de points de rencontre. Plus qu'un miroir, plus qu'une résolution de leurs maux, ils guettent la manifestation d'une vie possible, paisible et sereine, dans un corps étranger, dont chaque parcelle devient soudain la mémoire sensorielle de leurs tourments indicibles. L'obsession de la trace qui irrigue l'oeuvre de l'écrivain est présente ici également. David Grossman a atteint son but : je garde en moi l'empreinte amère mais vibrante de "J'écoute avec mon corps" et j'en suis transformée.
Lien : http://parures-de-petitebijo..
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