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Critique de Gustave


Un conseil préliminaire: avant d'entamer la lecture de ce monument de la littérature mondiale, allumez une symphonie de Chostakovitch, de préférence les 5ème, 7ème (dite "Léningrad") 8ème (dite "Stalingrad") et 13ème (dite "Babi Yar"). Vous verrez à quel point la grande musique se marie si bien avec la grande littérature, à plus forte raison lorsqu'elles ont été composées l'une comme l'autre dans le même contexte historique, à savoir l'URSS stalinienne, la Grande Guerre Patriotique contre l'envahisseur nazi et la Shoah.

Le philosophe Alain avait affirmé qu'il ne fallait pas espérer trouver de pages équivalentes à Guerre et Paix. Il n'a pas vécu assez longtemps pour découvrir Vie et Destin.

Le compositeur Alban Berg s'était exprimé ainsi sur la sixième symphonie de Mahler: "la seule Sixième, en dépit de la Pastorale de Beethoven." En le paraphrasant, je dirais volontiers concernant Vie et Destin: "L'un des plus grands romans historiques, en dépit de Guerre et Paix".

Vie et Destin mérite en effet amplement d'être considéré comme le Guerre et Paix du front de l'Est de la Seconde Guerre mondiale, pour ne pas dire celui du 20ème siècle. Si je n'étais pas limité par le seuil de six livres, je crois que je n'hésiterais pas à emporter ce livre sur mon île déserte.

On y retrouve certains caractéristiques propres aux grandes fresques historiques russes: la recréation d'un monde dans son ensemble, créant une continuité entre les espaces marqués par la guerre et celles de l'arrière à la paix précaire, des personnages dotés d'une vie pleine et entière (professionnelle, sentimentale, intellectuelle, sociale) et pas seulement traités comme des personnages historiques, le primat donné à des personnalités anonymes au regard de l'Histoire (c'est à dire ceux crées par l'auteur) et non aux grands hommes.

Vie et Destin, c'est aussi le récit de la prise de conscience de l'identité profonde qui existe entre les totalitarismes staliniens et hitlériens, de la tragédie que portent en elles toutes les utopies, toutes les idéologies les plus généreuses à l'instar du christianisme ou du communisme, à savoir le fait qu'elles finissent toujours par légitimer des entreprises d'oppression des hommes. C'est également la révélation de la perversité propre aux régimes totalitaires, où sauvegarder son intégrité est une épreuve de chaque jour, face aux exigences de délation qu'impose le stalinisme, comme en témoigne la fin du roman, où Strum, inspiré du romancier lui-même, est contraint de signer une lettre de critiques envers un collègue physicien.

C'est aussi avant tout le tableau intérieur d'un déchirement de l'auteur entre une identité russe, dans laquelle il s'est toujours reconnu, au point qu'il célèbre au détour d'une page "la grandeur du peuple russe en armes, depuis Souvorov" et une identité juive auquel il est renvoyé, d'abord par les nazis, meurtriers de la mère de Sturm comme de Grossman lui-même (la dernière lettre de la mère envoyée à son fils est sans doute un des passages les plus poignants du roman), ensuite par le régime stalinien lui-même au cours de la campagne contre le complot des blouses blanches, commis supposément par les Juifs.

Cependant, au milieu de ce désespoir, c'est également une profession de foi déchirante en une bonté de la nature humaine, en la liberté, contre laquelle le mal demeure impuissant, comme en témoigne le discours d'Ikonnikov, qui suit la conversation entre Liss, officier de la Gestapo et Mostovskoi, le vieux bolchevik prisonnier d'un camp de concentration nazi.
Liberté auquel aspirent d'ailleurs les Soviétiques eux-mêmes, qui se battent contre l'envahisseur nazi avec l'espoir que le monde de l'après-guerre sera celui de la libération de la terreur stalinienne, comme en témoignent le major Erchov, qui monte une cellule de résistance à l'intérieur du camp de prisonniers de guerre où il est détenu avec Mostovskoi et Ikonnikov, ainsi que le capitaine Grekov, en première ligne à Stalingrad (le passage de sa confrontation avec le commissaire politique Krymov est à cet égard révélateur).

L'un des plus beaux romans au monde, à l'écriture flamboyante d'humanité et de grandeur épique. Pour reprendre de nouveau les propos d'Alain, les seuls mots qui me viennent à la bouche sont les suivants: "Lisez, relisez ces pages éternelles."
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