Il y a deux manières de traiter les mourants. Ou bien nous les laissons crever seuls et alors nous aussi nous crèveront seuls quand viendra notre tour ; ou bien nous nous occupons d´eux jusqu’à la fin et d’autres feront de même pour nous. Moi je préfère la responsabilité au délaissement.
Sans doute ne se débarrasse-t-on pas si aisément du fardeau de l’existence. Peut-être est-ce d’ailleurs ainsi que commence véritablement le deuil, quand on n’a plus envie d’aller rejoindre au tombeau celui qu’on regrette.
On dit, moi-même je le croyais, on dit que la mort emporte les hommes. Mais en premier lieu, elle n’emporte pas, elle laisse. Elle laisse les corps, les masses; elle laisse les êtres, étrangement vidés d’eux-mêmes.
On dit que le médecin est contraint de s’endurcir pour supporter l’omniprésence de la mort ; je me demande parfois si ce n’est pas plutôt qu’il s’endurcit parce qu’il la supporte.
Si l’on n’est pas mourant soi-même, on ne peut pas se tenir très longtemps sur la frontière entre le monde et la mort.
Ainsi, faute de me sentir encore nécessaire, je m’étais rendu au démon de l’agréable, si vorace en énergie, si dispendieux en jetons de vanité et si doué pour nous tromper sur l’essentiel. Entre les promenades, les livres audio, les films, le tennis et le football, j’avais l’impression de permettre à mon père de faire «un peu plus que survivre. p. 70-71
Il a atteint ce point où la résignation se double d'impatience.
Souvent sur le perron d'un hôpital ou dans le hall, au bout des couloirs mal éclairés, on pense à la vie. Ceux qui y travaillent pensent plus probablement à leur tâche, à ce qu'ils vont manger à midi; peut-être pensent-ils aussi à leur vocation et à leur enfants. Mais nous autres, nous pensons à la vie. Nous n'entrons dans cet espace où le temps est suspendu qu'avec appréhension, et si d'aventure nous en sortons soulagés et bien portants, ce peut être aussi tout bêtement dans un grand sac mortuaire, les pieds devant.
Du couloir, je voyais aussi mon père renversé dans son fauteuil du salon-chambre, les jambes relevées et les yeux fermés, et je m’étonnai qu’une si chétive créature ait pu engendrer des êtres si divers, si peu unis, et qui avaient déjà tant vécu. Le passé stagnait comme une poix noire sur les branches écartelées de cette famille qui n’existait comme telle que parce qu'il y avait tenu sa place; et le moins que l’on puisse dire, c’est que la chose n'avait pas dû être de tout repos: je comprenais qu'il fût si fatigué maintenant. p. 36
Resté seul avec mon père, je l’interrogeai sur cet abominable barbarisme : « atrophie multisystématisée ». Il se mit à réciter : « C’est une atteinte neu… neuro-dégé… neu-ro-dé-gé-né-ra-tive, qui affecte plusieurs fonctions cérébrales en même temps. Associé à un syndrome pyramidal, cela se traduit par une forte hypotension ortho… ortho… or-tho-sta-tique, une diminution de l’équilibre, des troubles urinaires, une ataxie, une dysphagie et des difficultés d’élo… d’élocu… d’é-lo-cu-tion. C’est une maladie qui évolue de façon ga… de façon ga… de façon ga-lo-pante. » J’admirai la tranquille précision avec laquelle il énumérait les symptômes qui le minaient, et je l’écoutai avec moins d’angoisse que d’apaisement, car dans sa bouche ces horreurs terminales prenaient un sens. Peut-être était-ce la chaleur de son timbre de baryton qui perçait encore sous son chevrotement pâteux, ou la rectitude de son regard malgré l’étrange exorbitation de ses globes oculaires ; en tout cas, quelque chose dans sa voix et dans ses yeux accomplissait encore cette très rare alchimie par laquelle le plus hermétique jargon médical peut devenir humain.