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Critique de Apoapo


[Lu et présenté dans un club de lecture ayant pour thème la francophonie en Europe, en tant que 1er roman d'un auteur turc écrit à l'origine en français (publié par Gallimard en 1976), puis auto-traduit. Gürmen, auteur non-migrant à la biographie par ailleurs assez aventureuse, a ensuite écrit ses romans et nouvelles en turc. Son deuxième roman, L'Espadon - cf. ma note et mes souvenirs très enthousiastes - a été trad. par Anne Courcelle (Gallimard, 1978) ; les suivants non. Son plus récent date de 2010, publié dans sa 83ème année. Ce roman-ci, apparemment, a fait l'objet d'une rééd. récente en poche.]

Apogée du début (p. 15-16) identique à la fin (p. 191-192) :

"La vieille vieille bâtisse n'était pas belle mais sa vieillesse incarnait la valeur du passé. le long des boiseries de cet ermitage oblong, le temps avait gravé des hiéroglyphes pour annoter la légende de ce havresac ancestral, [...] pleine de ce dont peut l'emplir l'humanité avec ses torts et son espérance. [...]
Ce soir [/Hier soir], attifée d'un tutu à tissu imprimé de légendes obscènes, coiffée de lampions, enchevêtrée dans sa cornette et ses banderoles, telle une pedzouille sidérée, perdue dans la folie d'un bastringue la nuit de ses noces, elle rougit de honte ou d'exaspération. Elle flamba. Ses mèches de flammes perçaient son bavolet de tuiles, se dressaient comme des milliers de crotales prêts à bondir dans un bruit de crécelle sur des rongeurs affolés. Elle craquait, pétait, geignait, sifflait, hurlait plus que sa douleur. Gueule hirsute et démoniaque de croquemitaine se grisant de l'effroi. Tarasque paraissant fondre sur la foule fondue dans la frayeur. Elle flamba comme une torche. Elle employa la terreur pour préserver l'amour."

Chronologiquement : Selim le Toqué, Fatin l'ambitieux et le narrateur (qui restera spectateur anonyme dans le récit) sont trois jeunes amis turcs qui étudient à Paris, mais ils vont bientôt rentrer à quatre dans leur région bordant la mer Egée, Selim s'étant marié avec Gaël la Bretonne. Au départ tout semble opposer les deux premiers : le Toqué, qui a hérité d'un domaine et d'une source en bord de mer, y mène avec sa femme et quelques personnages de légende simples et sages une vie contemplative (voire méditative) et bucolique, à l'enseigne de ce que l'on pourrait qualifier aujourd'hui d'idéal de la décroissance. C'est ce qui lui vaut son sobriquet. Une harmonie profonde et passionnée règne dans le couple. Fatin, au contraire, dévoré par une ambition irrésistible, a obtenu tous les gages de la réussite : un mariage d'intérêt et un fils qui lui succédera, la profession insigne de psychiatre, une carrière politique comme préfet et bientôt député, ministre... tout "Et puis ? - Rien !". Peut-être lui manque-t-il la seule conquête qui se refuse à lui : Gaël, la femme de son ex-ami. Et ce manque se métamorphose en neurasthénie, en maladie mentale qui au passage révèle une personnalité beaucoup moins fruste et prévisible que ne l'aurait fait craindre la première moitié du roman. Mais lorsqu'il se libère de son carcan névrotique, s'est pour le remplacer par une haine destructrice contre son objet d'amour. La vengeance prendra la forme du "progrès" violant et ruinant le domaine vierge par le lotissement, les infrastructures touristiques et thermales, le développement économique. Rythme ancestral contre cupidité. Quiétude mystique contre réussite. Thème moderne et prémonitoire, en 1976...

Mais la victoire appartient incontestablement au Toqué exproprié, et non pas principalement parce que le narrateur nous le rendrait plus sympathique que son rival ou par notre propre sensibilité socio-politique de lecteur d'aujourd'hui ; elle lui appartient grâce au langage. Car outre sa richesse "inusitée" (dont on s'est sans doute rendu compte), la langue de Gürmen, toujours très travaillée comme peut l'être celle qui n'est pas maternelle, est ici d'une profonde poésie, d'un tel lyrisme tantôt épique tantôt contemporain, dans les descriptions de la nature aussi bien que des traits de chaque personnage, qu'elle ne peut appartenir qu'au Toqué. D'où l'interrogation ouverte par la "Confession" de Fatin à Gaël qui clôt l'ouvrage, qui paraît si détonnée dans sa bouche qu'on a envie de la définir une "Conversion".
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