Je me noierai dans la foule et j'en ressortirai adulte. Mes hanches seront adultes. Mes yeux seront adultes. Je regarderai les visages souriants avec tendresse parce que je me sentirai chez moi. Je vous regarderai avec paix parce que je serai adulte, sans haine, sans incompréhension et pleine de résilience. Pleine de résilience.
Il y a les lecteurs de romans. Ils ont des yeux amoureux. Il y a ceux qui tentent de lire le titre du roman. Ils sont en face. Le défi dans l’ennui. Il y a ceux qui sont sur le téléphone. Voile de mystère autour d’eux. Il y a les vieux messieurs au sac plastique et les mères au cabas rempli. Il y a les hommes qui regardent les jeunes filles. Il y a les pervers qu’on ne voit pas mais que l’on sent. Il y a les personnes qui se regardent et qui s’apprécient mais n’en font rien. Et il y a Toni collée contre la vitre.
Je ne veux pas être ici. Là-bas les arbres déclinaient toutes sortes de verts, ils avaient l’air de foncer dans le ciel. Le ciel qui était bien plus clair et entier que celui de ce matin. Toni dévalait les marches et commençait sa course contre la montre. Les odeurs de l’herbe, de la terre mouillée par la pluie, les grillons et les discussions interminables des oiseaux. Et puis tous ces arbres à grimper. Grimper jusqu’en haut. Horrible bâtiment. Il n’y avait personne dans les environs. Elle descendait les coteaux en courant et les remontait avec encore plus de plaisir. Suffoquer à en tomber, c’était ça. Il n’y avait personne d’autre qu’elle. Pas de vache pas de mouton. Simplement les vignes et les arbres. Il y avait beaucoup de choses à inventer. Des radeaux, des cabanes, des luges. Il y avait beaucoup de choses à découvrir. Les vers de terre, les coccinelles, les araignées, les scarabées, les écureuils. Personne pour me déranger. Il y avait ce pommier qu’elle adorait, au fond, au bout, dans un endroit retiré. Dans un endroit secret. Je me souviens.
Il n’y a rien dans le ciel. Pas de nuage, pas de soleil. Pourquoi le ciel est bleu, un bleu si clair. Les choses sont bien faites ici pour que le ciel ait une couleur si décidée. Elle apprécie le vent qui passe sur son visage. Toni pourrait presque dire que cette solitude-là n’est pas désagréable.
Toni boit son café, elle aime le goût. Elle le boit doucement. Et elle fredonne sur la voix de Margo. Toni essaie de faire passer la chose qui est en elle. Quand elle aura pris la dernière gorgée de son café, il faudra qu’elle se dépêche. Elle a cours bientôt.
Tu dois apprendre à te défendre Toni. Tu dois apprendre à exprimer. Exprimer avec la bouche, articuler des syllabes. Décris la manière dont je te regarde. Vous me regardez avec ce regard. Avec quel regard Toni. Est-ce que j’ai de la rage dans les yeux. Tu sais ce que veut dire la rage. Est-ce que je te regarde avec de la tristesse. Peut-être avec de la pitié. Est-ce que je te regarde, Toni, regarde-moi, est-ce que je te regarde avec de l’amour ou de la tendresse. Il avait sa main sur mon épaule. J’attends. J’attends que tu me dises avec quel regard je te regarde et après, bien entendu, tu pourras aller jouer avec tes amis.
Un bon supporter est un supporter qui est dévoué. Qu’il connaisse ou ne connaisse pas les règles. On m’insulterait si je disais ça tout haut. Mais moi je suis un bon supporter. Elle le sait Toni, qu’elle supporte bien. Elle supporte sans doute mieux que les autres supporters. Elle a plus à supporter en tout cas. Parce que le foot chez elle ce n’est pas que la joie de la tribune. Toni en sait plus que les autres. Je ne veux pas être prétentieuse. Toni ne veut pas être prétentieuse, ce n’est pas ça. C’est juste qu’elle sait, au fond, en savoir plus que les autres supporters. Elle aimerait être un supporter normal.
La tendresse a une mémoire.
Tu fermais les yeux, le sexe soûl. Tes yeux ailleurs. Allongé sans me regarder. Moi je le regardais, idiote que je suis je le regardais. Un épi de blé à la peau lisse et opaque. Chauffé par le soleil. Les narines grandes ouvertes. Impénétrable maraud. J'aimerais que tu n'existes pas, que tu ne te sois pas cette photo, mes pas dans la rue, tous les autres étudiants dans les couloirs de l'université. J'aimerais ne pas te deviner partout où il y a de l'air et du silence. Allongé à penser à tout ce qui n'est pas moi. J'aurais dû être le centre, j'aurais dû être de merveilleuses étoiles dans tes yeux. Il n'y avait rien, rien du tout, ni un voile ni une flèche, rien de filant, rien de lacté, aucune promesse de ciel. Un baiser tiède sur le front. Mais non Toni ce n'est pas possible, Toni, pas moi, je ne t'aime pas. Il a dit ça hier, depuis je vomis.
À dix ans Toni pensait que les choses ne changeaient pas. À vingt ans elle se rend compte que rien ne reste comme on le voudrait.