AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de oblo


1880 dans le sud-ouest américain. le comité des citoyens de Warlock engage Clay Blaisedell pour y exercer la fonction de marshall afin de répondre aux agissements violents d'Abe McQuown, un rancher des environs. Dans la petite ville poussiéreuse, Oakley Hall convoque tout à la fois les figures historiques des frères Earp et Clanton et celles, poétiques, des tragédies antiques pour interroger la construction politique et philosophique d'une société en gestation. Au-delà de la tradition d'un western manichéen où le colt est un instrument de liberté, Warlock met en tension les notions de liberté et de sécurité, de droit et de violence. Ainsi, dans un roman fleuve aux allures de pièce de théâtre tragique, Oakley Hall met en exergue les fondements de l'identité de l'Ouest américain - et au-delà, des États-Unis - et il choisit, pour cela, un décor qui a déjà, en 1958, un statut de mythe. Solidement structuré en trois parties, divisées elles-mêmes en chapitres qui axent, chacun, l'action autour d'un personnage, le roman est censé être la relation des souvenirs de Henry Goodpasture, l'épicier de Warlock, à son petit-fils dans les années 1920. Naturellement, le caractère omniscient de la narration exclut que ce récit soit le fait exclusif de Goodpasture ; mais cette mise en abîme du roman a son importance, car elle attribue à Warlock, ville alors oubliée en 1924, des allures de mythe fondateur.

De façon presque paradoxale - on attendrait d'un western classique que tout se joue dans l'action pure -, Warlock est d'abord un roman de dialogues. C'est par eux que tout se décide, que tout s'analyse. C'est pourquoi l'on pourrait dire de Warlock qu'il est une pièce de théâtre au Far West. Autour des deux personnages principaux, que sont Johnny Gannon et Clay Blaisedell, un choeur de personnages secondaires se signale par sa diversité, sa complexité et son importance narrative. La première partie présente une situation claire, presque manichéenne. Autour d'Abe McQuown, une bande de cow-boys violents et voyous terrorisent la ville de Warlock. Avant l'arrivée de Blaisedell, ils ont abattu un shérif et en ont mis en fuite un autre. Si tous ne se valent pas - Cade est l'archétype du lâche dangereux, prêt à tuer un homme dans le dos, tandis que Curley Burne a pour lui son humour et son harmonica, qui l'humanisent -, ils sont l'élément fondateur qui justifient l'arrivée de Blaisedell. le duel entre celui-ci et trois de la bande de McQuown - dont Billy Gannon, le frère cadet de John - ainsi que l'élimination progressive des autres - Curley Burne, puis McQuown - ne sont pas l'acmé de l'action - malgré le nom d'Acme Corral où se déroule le duel qui fonde la légende de Blaisedell - mais, plutôt, l'introduction d'une problématique nouvelle : la présence de Blaisedell est-elle justifiée si le danger a disparu ? Acteurs fondamentaux de la présence de Blaisedell en ville, les citoyens du comité - représentant, en fait, les commerçants et les notables - figurent le bon peuple américain, respectables par leurs professions et leurs réussites. Parmi eux, Goodpasture ou Slavin ont une vision naïve des choses. La présence de Blaisedell est une bonne chose, puisqu'elle répond à une exigence de sécurité. Que ce dernier tue en leur nom, pourtant, questionne aussi leur propre responsabilité. Malgré sa dépravation physique, le juge Holloway représente la conscience morale de la ville. Son influence sur Blaisedell et sur Gannon sera considérable : il infléchit la position de l'un et assure celle de l'autre. Les deux personnages principaux ont tous les deux leur propre adjuvant. Carl Schroeder, shérif, est le modèle vertueux de Gannon. Son sens du devoir, porté jusqu'à l'extrême, prépare la propre conduite de Gannon. S'il meurt bêtement, au moins permet-il à Gannon de devenir lui-même shérif en assurant à quiconque en douterait de la moralité et du courage sans faille de ce dernier. Tom Morgan, lui, est l'âme damnée de Blaisedell. Seul véritable ami, joueur invétéré et patron du Glass Slipper, Morgan enrage de voir Blaisedell être transformé en symbole par Warlock. Par ses actions illégales - il abat Pat Cletus, puis McQuown, et cache ces faits, y compris à Blaisedell -, il accélère l'inéluctable, à savoir l'affrontement entre la bande de McQuown et Blaisedell, puis la déchéance de Blaisedell. S'il est détestable par bien des aspects, Morgan est pur dans sa démarche, conduite par l'amitié virile et véritable qu'il éprouve pour Blaisedell. Enfin, les deux femmes du roman, Jessie Marlow et Kate Dollar, sont deux figures fort éloignées et pourtant semblables. Jessie Marlow, surnommée l'Ange des Mineurs, subjugue les hommes par son innocence et sa détermination. Aveuglée par sa foi dans le bien fondé de ses actions, elle retient Blaisedell par l'amour qu'ils éprouvent l'un pour l'autre, sans percevoir le danger que représente la présence de Blaisedell à Warlock. Kate Dollar, ancienne prostituée, arrive à Warlock pour venger la mort de son fiancée des mains de Blaisedell. D'abord manipulatrice, elle échoue à faire de Gannon l'instrument de sa vengeance, avant d'éprouver de réels sentiments pour lui et de pleurer sa mort annoncée. Kate est davantage l'image de la femme pleinement adaptée à son environnement, habituée qu'elle est des hommes, de leur violence, de leurs velléités sexuelles et de leur goût immodéré pour la mort.

Si l'on devait choisir un registre pour cette pièce, sans doute faudrait-il choisir la tragédie. Les deux personnages principaux le sont car, plus que tout autre, ils sont soumis au destin. Gannon, ancien cow-boy de McQuown, renonce à rejoindre la bande. Dégoûté par la violence de celle-ci - il porte ainsi la culpabilité d'un massacre de Mexicains, perpétré par les cow-boys de McQuown -, Gannon choisit d'accepter l'étoile de shérif adjoint proposée par Schroeder. Impuissant à sauver son frère Billy d'une mort certaine de la main du marshall Blaisedell, Gannon ne répond pas au code d'honneur attendu, en ne cherchant pas à venger son frère. Qualifié de traître et de lâche par ses anciens camarades du ranch, soupçonné de manigancer pour le compte de McQuown par certains habitants de Warlock, Gannon devient shérif à la faveur de la mort de Schroeder. Blaisedell, lui, arrive dans la ville auréolé d'une réputation de gâchette redoutable. Sa légende prend forme lors de l'affrontement d'Acme Corral où il met en déroute trois cow-boys de McQuown. Ses discussions avec le juge Holloway ainsi que la vérité apportée par Gannon sur la mort de Schroeder - qui n'est pas due directement à Burne - lui font entrevoir l'illégitimité de son action. Miné par le fait d'être un tueur à gages plus qu'un marshall, Blaisedell ne peut s'échapper de Warlock car il aime Jessie Marlow. Par amour, il garantit la sécurité des mineurs à la fin du roman, démontrant définitivement que sa présence n'est plus souhaitable à Warlock. L'opposition entre Gannon et Blaisedell est intéressante car, en réalité, elle traverse encore la réflexion américaine, notamment dans le cinéma. Gannon représente le recours à la loi et au droit pour régler les conflits et la vie en société. Face à lui, Blaisedell, idéalisé par une grande partie de Warlock, annonce presque le super héros : invincible au combat, il est le recours ultime d'une population désespérée. Mais sa violence ne peut pas seulement lui être reprochée : appelé par les citoyens de Warlock, il fait reposer sur ceux-ci la responsabilité des violences qu'il commet en leur nom. Gannon a pour lui la légitimité du droit, mais celle-ci ne suffit pas à endiguer la violence illégitime. Blaisedell a pour lui la sûreté de l'arme qui ne tremble pas ; mais son permis de tuer n'est pas acceptable dans une société promise à la démocratie et à la liberté. Dans cette tragédie moderne, le duel fait ainsi figure d'ordalie. Celui qui en sort vainqueur aurait les faveurs de la divinité. Seul problème à Warlock : Dieu semble avoir déserté la place.

Pour une pièce de théâtre, il faut un décor. Celui de Warlock, c'est l'Ouest américain et même, pourrait-on préciser, la Frontière. Lieu de colonisation de la civilisation sur les espaces encore sauvages, la Frontière participe du mythe de l'Ouest. Y vit une population essentiellement masculine dans des petites villes entourées de ranchs immenses où pâturent d'immenses troupeaux de bétail. A côté des populations anglophones demeurent les Mexicains - la frontière avec le Mexique est toute proche - qui, déjà, sont appelés pour des emplois mal rémunérés. Y vivent aussi les Apaches, dont le souvenir des guerres indiennes demeure vivace pour les populations locales, et notamment pour le général Peach, symbole d'une autorité fédérale dépassée et impotente. La Frontière, par définition, est un espace en marge. La loi est censée s'y appliquer, mais elle dépend pour cela des hommes de bonne volonté. En réalité, la violence y est endémique. La violence physique, d'abord, exercée par les poings ou par les armes, est le premier instrument de l'affirmation de l'individu. La violence sociale, ensuite, révèle les lignes de fracture de la société. Warlock, par exemple, est une ville de mineurs car des filons d'argent ont été trouvé alentour. Pourtant, les mineurs représentent les classes sociales les plus basses, méprisées car littéralement désarmées. C'est pourtant leur présence qui fonde la légitimité de la ville, et le conflit social opposant les mineurs à leur patron, McDonald, est réellement l'acmé du roman qui scelle le destin de Johnny Gannon et de Clay Blaisedell. Cow-boys dans les ranchs, commerçants sur la main road, hommes de loi dans la prison, prostituées sur le row, mineurs dans leurs cabanes misérables forment une société hétéroclite dont les composantes ne peuvent pas se mélanger. Si la Frontière représente le mouvement des hommes, ceux-ci restent soumis à une condition sociale déterminée et indépassable. Cependant, la situation de la Frontière a vocation à se normaliser. Warlock, précisément, est encore dans l'entre-deux. Ville accomplie par son architecture et sa sociologie, elle n'en a pas les statuts juridiques, et dépend de Bright's City. Ville de mineurs, Warlock leur doit son développement, et peut-être sa mort si le filon se tarit. Clairement, la situation de Warlock démontre la fiction qu'est l'autorité politique et judiciaire. Les titres de juge ou de shérif n'ont, en réalité, aucune légitimité juridique, mais leur existence normalise la vie de la ville. Leur existence est également essentielle dans un Far West à la moralité douteuse. Mais que vaut la morale face au tumulte de la vie ? Que valent les lois lorsqu'il suffit à un homme de dégainer son colt pour faire respecter son bon droit ? Que valent les élucubrations intellectuelles d'un juge alcooliques qui dénigre aux honnêtes citoyens le droit d'engager un homme pour les protéger (surtout quand la justice légitime, qui siège à Bright's City, est moralement corrompue) ? Warlock est le laboratoire où l'on expérimente la puissance du droit, l'exercice de la liberté individuelle, le recours à la fiction civilisationnelle. Warlock se situe entre la civilisation et la sauvagerie, et chacun, se plaçant d'un côté ou de l'autre, trouve à redire (p. 484/485).

Warlock est aussi le roman de l'origine d'une nation. A lire le roman, on retrouve le questionnement de Rousseau sur l'état de nature de l'homme, et la contradiction de cette réflexion. L'homme originellement est mauvais : ainsi les hommes de McQuown, prêts à toutes les duperies pour gagner. La violence est ici le péché originel, et la popularité de Blaisedell tient précisément à ce qu'il se situe au sommet de la pyramide, indétrônable, invincible avec son colt. La tension avec Gannon provient de là : Gannon, représentant le bon droit, doit faire partir Blaisedell pour faire entrer Warlock définitivement dans la civilisation où les relations humaines sont définies d'abord par la loi. le débat, d'ailleurs, est le même entre Johnny et Billy Gannon : à la liberté individuelle absolue de Billy Gannon répond la liberté civilisée, donc limitée, de Johnny. Cependant, et pour revenir à la présence de Blaisedell, celle-ci n'est pas due à la la volonté propre de celui-ci. Ce dernier est appelé par le comité des citoyens, et son action est légitimée par un comité qui, parce qu'il veut vivre en sécurité, veut produire du droit. Avec Blaisedell, plus qu'avec Billy Gannon, la violence est légitimée parce qu'elle répond à un contexte local ; là encore, l'opposition avec Gannon provient du fait que ce dernier représente la loi des États-Unis, immense ensemble auquel, par son statut de Frontière, Warlock semble promis à se rattacher. Pourtant, on ne peut s'empêcher de se demander si la volonté populaire ne doit pas être à la source du droit. La loi du juge Holloway revêt un caractère particulièrement fictionnel lorsqu'il s'agit de défendre Tom Morgan du lynchage qui lui est promis parce qu'il a provoqué la mort d'un mineur, Brunk. Warlock est en tension entre les partisans du légalisme (Holloway), prêts à tout pour suivre le loi à la lettre, les libertariens (McQuown, p.484/485, ou Billy Gannon) qui mettent la liberté individuelle au-dessus de tout, et les opportunistes (les commerçants de Warlock comme Goodpasture) qui prennent peu à peu conscience des limites des deux systèmes : la loi ne peut pas tout à elle seule sans des hommes pour l'appliquer, et la liberté absolue peut avoir de graves conséquences (la violence, semble-t-il légitime, de Blaisedell, ouvre la porte à une violence exercée contre quiconque ne plaît plus à la majorité). Cependant, dans ce pays sans Dieu, la loi semble prendre la place de la divinité. Il faudra tout de même que les événements s'arrangent pour le mieux lorsque, l'armée intervenant pour régler le conflit des mineurs, la loi triomphe encore.

Miroir littéraire de Tombstone, Arizona, où les frères Earp gagnèrent la célébrité lors de la fusillade d'O.K. Corral, Warlock est à la fois une histoire de l'Ouest américain en même temps qu'une réflexion sur les fondements juridiques et moraux d'une société nouvelle. La dynamique des personnages et des événements répond, quant à elle, au registre de la tragédie : tragédie fraternelle des Gannon où s'affrontent le sang et la loi, la communauté familiale et la communauté sociale ; tragédie de l'amitié où Morgan, tel un Jésus du Far West, rachète l'attitude et la réputation de Blaisedell ; tragédie de l'amour, impossible à la Frontière, que ce soit entre Jessie et Blaisedell ou entre Kate Dollar et Johnny Gannon. Oakley Hall, dans Warlock, pose des questions, et se garde d'y répondre. Croire que, parce que c'est un western, le roman aborde des thématiques dépassées serait absurde. Tout poussiéreux qu'il soit, le roman se fait encore l'écho, et avec une force peu commune, de nos interrogations contemporaines.
Commenter  J’apprécie          50



Ont apprécié cette critique (5)voir plus




{* *}