Citations sur L'égaré de Lisbonne (17)
Je laisserai peut-être ma peau en mer, aux Indes ou dans une île perdue, mais au moins j'aurais vécu.
Rien ni personne ne m'empêchera de partir où je veux. Et ceux qui restent à terre n'ont qu'à prier pour nous.
je me remémorai les mots du philosophe athénien Anacharsis, à qui l'on demandait si les vivants étaient plus nombreux que les morts.
"Dans quelle catégorie, répondait-il, placez-vous ceux qui voent sur la mer ? "
Au retour de mon horrible voyage, j'avais senti sous mes pieds, avec un énorme soulagement, la fermeté du sol. Après les affres de la mer, je m'en étais remis à la protection de la terre. J'allais souvent marcher dans la campagne proche, au-delà des remparts. Là, le vent ne servait qu'à faire tourner les moulins, la pluie à abreuver les vignes et les oliviers. Parfois je me déchaussais, afin de mieux sentir la terre sous la plante de mes pieds.
Mais la terre protectrice se dérobait, trahissait ma confiance, me menaçait même.
J'eus ainsi l'occasion de visiter la cabine de ce prétentieux d'Amerigo Vespucci . Il nous montra son astrolabe personnel, au laiton si rutilant que je pensai qu'il servait davantage pour la montre que pour prendre des mesures. D'ailleurs ses cartes marines étaient comme neuves. Sur le Bate-Cabelo, nous avions un astrolabe plein de vert-de-gris et des cartes déchirées. Bref, du matériel qui avait navigué.
Gonçalo Sanchez avait survécu à son naufrage. Il faisait partie de ceux qui pour l'heure survivaient à notre voyage. S'il ne devait en rester qu'un, ce serait lui. Derrière lui, des dizaines de morts, qui n'avaient pas eu son instinct de survie, formidable et animal. Combien d'autres périraient en ce siècle naissant ? Quel peuple de dégénérés la route des Indes pourrait-elle engendrer ?
Alors que je jetais un coup d'oeil à la ruelle adjacente, mon regard fut attiré par l'encadrement ouvragé d'une porte. Je m'approchai de l'entrée. une sculpture en bois faisait office de montant: un monstre mi-homme, mi-poisson aux traits hideux soufflait puissamment dans une conque et menaçait de son trident le client hésitant. C'est ainsi que je commençai à fréquenter la taverne à l'enseigne du Triton Joufflu.
Je fis de nouveaux cauchemars, où se déroulaient des scènes atroces du massacre des juifs. Même quand j'étais éveillé, des images terribles me traversaient l'esprit. Je tentais de chasser mes sombres pensées, sans grand succès. Comment les hommes pouvaient-ils être aussi abominables ? Et cela, où qu'ils vécussent. En Europe, en Afrique, à Vera Cruz, aux Indes. Y avait-il, quelque part dans le monde, des terres, des îles épargnées ? Tout compte fait, la mer n'était peut-être pas pire que la terre.
Décidément, la mer eût été moins désagréable sans marins.
C'était au temps où l'on explorait le monde, porté par les vents et la mer, pour le meilleur et pour le pire.
C'était au temps des grandes découvertes.
Le pape avait d’abord donné à l’Espagne les îles et terres fermes nouvellement découvertes, ou à découvrir, à l’ouest d’un méridien fixé à cent lieues à l’ouest des Acores et des îles du Cap vert. Puis le fameux traité avait déplacé cette limite à trous cent soixante dix lieues à l’ouest des îles du Cap-vert. À l’est de ce méridien, les terres revenaient au Portugal. Je trouvais ahurissant qu’un homme, fût-il souverain pontife, pût couper la terre en deux pour la partager entre deux nations.