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Critique de MMChretien


Dans le roman Dalva, Jim Harrison dévoile par facettes le parcours de vie de son personnage éponyme, une américaine quarantenaire qui renoue avec son passé familial et tente de combattre ses démons. Mais à travers ce prisme individuel il emporte aussi son lecteur sur la piste de l'histoire d'une Amérique rurale, du 19e siècle aux années 1980. Ce livre imposant offre une lecture d'été agréable, invite au voyage, à la découverte des grands espaces, et introduit le lecteur dans ce cercle intime animé de femmes et d'hommes courageux, sincères, dignes, mais aussi parfois fragiles, sensibles et blessés.

Au milieu des années 80, Dalva, une citadine libre et indépendante de quarante cinq ans, quitte Santa Monica où elle mène une carrière sociale, pour s'installer dans la ferme familiale du Nebraska. Elle est issue d'une riche famille d'éleveurs secouée par plusieurs drames familiaux qui ont laissé les rennes de l'exploitation aux mains des femmes. Au cours des quelques semaines déployées par la narration, Dalva redécouvre les joies de la vie à la campagne et de la communion avec la nature et les animaux, retrouve les lieux de sa jeunesse, mais voit aussi ressurgir son passé à travers les souvenirs qui l'assaillent : son premier amour, la perte d'un enfant, les moments partagés avec son grand-père... Cette plongée introspective au cœur d'un proche passé personnel douloureux s'accompagne de la découverte de l'histoire de ses ancêtres et de ses racines indiennes, grâce au travail que mène Michael, un ami historien qui s'est installé lui aussi à la ferme pour y étudier les archives de la famille. Au fil du roman ces deux niveaux d'exploration, vécu intime et souvenirs d'un coté, généalogie et secrets de famille de l'autre, façonnent peu à peu une héroïne apaisée, assumée, déterminée à redonner un sens à sa vie.

L'auteur déploie son histoire familiale en trois parties portées par deux narrateurs, Dalva et Michael, qui évoquent à la première personne, racontent, relatent, égrainent situations et souvenirs, anecdotes et sentiments, perceptions et doutes. Le récit morcelé de Dalva ouvre le roman, offrant des allers retours incessants entre passé et présent, où l'évocation des souvenirs du passé se mêle à celle de sa vie sentimentale et personnelle actuelle. Lieux visités, personnages rencontrés, objets retrouvés, sons et images sentis, innombrables, offrent alors toutes les occasions à Dalva de dévoiler un pan de sa vie, de son parcours, de ses épreuves et de sa psychologie dans une sorte de grand capharnaüm intime. La seconde partie du roman, portée par Michael, alterne entre le récit au présent de son séjour à la ferme, rythmé de mésaventures savoureuses, l'évocation de ses relations avec Dalva, et les extraits des documents d'archives qu'il parcourt pour ses recherches. Ces fragments du journal de l'arrière grand-père de Dalva, botaniste missionnaire auprès des Sioux, écrit entre 1876 et 1891, ouvrent alors sur l'histoire plus générale de l'Amérique et de la Conquête de l'ouest.

Le roman sculpte avec brio ses personnages, en particulier les deux narrateurs Dalva et Michael, non au moyen de descriptions interminables, mais en les animant et les faisant vivre, agir, évoluer au cœur de leur environnement et à travers les relations qu'ils tissent avec les autres.

Dalva est une femme de caractère, investie dans tout ce qu'elle entreprend. Maternelle et passionnée elle n'hésite pas à prendre des risques pour aider les autres. Elle « tient la baraque », mène sa vie comme elle l'entend, soutient sa famille, conseille ses amis et vient en aide à ceux qui en ont besoin, au risque de s'oublier parfois. Mais Dalva est aussi une femme meurtrie qui a vécu avec courage l'arrachement, le manque, le deuil et la perte d'êtres chers. Les hommes de sa vie occupent une place primordiale, ils l'ont élevée, soutenue, façonnée, aidé à rire, à grandir, à vibrer, et ont fait d'elle ce qu'elle est. Mais la perte de plusieurs d'entre eux dans sa jeunesse constitue une blessure profonde jamais refermée, qui l'empêche d'avancer et d'accéder à une sérénité et une stabilité personnelles, tant sur le plan sentimental que professionnel. Ces fantômes d'hommes morts la hantent et conditionnent son rapport à la gent masculine. Indépendante, elle n'est la femme d'aucun homme et peine à s'engager, multipliant les relations courtes ou sans lendemain, les histoires d'un soir. Son séjour dans le Nebraska lui permet d'exorciser peu à peu son passé douloureux, et de redonner un sens à sa vie en accueillant de nouveaux êtres chers au cœur de son intimité.

Michael quant à lui est un historien chercheur alcoolique, ami et amant de Dalva. Accueilli dans la ferme familiale de cette dernière, ce quarantenaire peu dégourdi, plutôt habitué à fréquenter les milieux universitaires qu'à porter une salopette et faire rôtir un faisan, se révèle souvent drôle, tant par ses maladresses pratiques et sa couardise, que par le regard critique mais tendre qu'il porte sur le monde et les personnes qui l'entourent. Au cours de son séjour, il se retrouve souvent aux prises avec ce nouvel environnement rural, inhabituel et quasi hostile pour lui, à travers des mésaventures mémorables et des situations cocasses, qui à l'occasion finissent mal, notamment avec la gent animalière locale ou les rustres autochtones avinés. Parfois naïf mais sensible, il fait la connaissance des habitants du ranch, partage leur quotidien et découvre peu à peu cette histoire familiale qui le passionne et le bouleverse.

Si la trame historique sert le récit de l'histoire familiale sur quatre générations et l'exploration des personnages, elle met aussi en lumière l'épopée peu glorieuse de la Conquête de l'ouest et le massacre des Indiens à fin du 19e siècle. Les extraits des journaux de l'arrière grand-père de Dalva, qui rythment la seconde partie du roman, font le lien entre l'histoire personnelle et la grande Histoire américaine, celle d' « un cheminement victorieux et sanglant vers l'ouest », en rapportant de manière poignante les relations entre le peuple sioux et les hommes blancs dans les années 1880, la fulgurance et la violence avec laquelle une civilisation entière a été mise à genou et décimée : missions d'évangélisation, spoliation et partage des terres indiennes, déplacement et parquage des populations, extermination des bisons, jusqu'aux maladies transmises par les blancs et à l'alcoolisme qui ont achevé de faire ployer tout un peuple.

A l'autre extrémité des limites chronologiques offertes par le roman, mais en écho à cette histoire tragique, Harrison dresse un portrait social de l'Amérique rurale du milieu des années 80, à travers la situation des fermiers du Nebraska, lointains descendants de ces pionniers conquérants installés à la fin du 19e siècle sur les territoires sioux. Il y décrit une région rongée par les inégalités sociales, peuplée de fermiers et de ranchers ruinés qui peinent désormais à vivre et que menace la banqueroute. Les territoires ruraux sont alors ici ou là jalonnés de villes dépeuplées, atrophiées par le chômage, peu à peu désertées par les jeunes, où la vie économique se limite presque aux seuls bars peuplés d'alcooliques bagarreurs.

Enfin ou peut-être avant tout, Dalva est aussi un roman des grands espaces, où la nature est omniprésente et constitue un personnage à elle seule, enveloppante, rassurante, habitée, animée, sauvage ou domptée, propice au recueillement, à l'apaisement et à l'évasion. Entre espaces sauvages et domestiques, le lecteur parcourt forêts et champs, rivières et ranchs, il y croise oies et chevaux, cerfs et faisans, coyotes et grizzly, autant de lieux et d'êtres qui le font voyager au cœur du continent américain et de ses richesses. Chez Harrison la nature et les paysages font sens et se font l'écrin des émotions, des sensations et des vicissitudes de l'existence humaine.

Dalva est un roman plaisant, qui se lit très bien malgré sa longueur et dans lequel on rentre assez facilement. Dense et touffu, il déploie de très nombreuses situations et scènes situées à différentes époques, qui s'enchaînent très vite, au fil de la plume et au gré du surgissement des souvenirs du narrateur, et sont parcourues d'innombrables détails. Il sera alors loisible au lecteur de s'y plonger avec appétit, en disposant d'un peu de temps, et en dévorant ce livre par grands fragments, afin de ne pas perdre le fil.
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