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Critique de AnnaCan


« M'obliger à écrire me semble le seul moyen de ne pas perdre la raison. Je n'ai personne ici qui puisse réfléchir à ma place ou prendre soin de moi. Je suis seule et je dois essayer de survivre aux longs et sombres mois d'hiver. Il est peu probable que ces lignes soient un jour découvertes. »

Rarement récit m'aura à ce point donné l'impression d'obéir à une nécessité intérieure, à une raison impérieuse. Les phrases sont calmes et posées et pourtant il s'en dégage un sentiment d'urgence que je reçois à l'instant où j'entre dans ce livre. Cette femme, sa voix se sont introduites si profondément en moi, bousculant mon intimité, que j'ai dû ménager des pauses dans ma lecture, le temps de me remettre de mes émotions, de reprendre tranquillement possession de mon être et de ma vie. Sa peur de devenir folle, son incommensurable solitude furent miennes durant tout ce temps et, pour être franche, si le texte n'avait été si beau dans sa simplicité, si juste dans sa vision du monde, si, par-dessus tout, je n'avais eu le sentiment de commettre une indignité, un sacrilège en n'écoutant pas jusqu'au bout son récit, je l'aurais lâchement abandonné.

Rarement récit m'aura à ce point donné l'impression d'être une bouteille jetée à la mer : écrit avec l'espoir insensé d'être lu et infiniment peu de chances de l'être.
« Mon coeur bat plus vite quand je me représente que des yeux humains se poseront sur ces lignes et que des mains humaines tourneront ces pages. Il est plus probable que ce seront les souris qui dévoreront cette histoire. »

Car la femme qui a écrit ce récit avec l'espoir déraisonnable qu'il soit lu un jour par des yeux humains est très vraisemblablement l'unique survivante d'une catastrophe aux origines mystérieuses qui a éradiqué toute vie de la surface de la Terre. Seule la vallée située à l'extrémité d'une gorge sous les parois abruptes d'une montagne où elle se retrouve seule, avec pour refuge un chalet en troncs massifs et pour unique ami Lynx, un braque de Bavière au beau pelage roux, a été épargnée, séparée du reste du monde par un mur invisible. Il est donc plus qu'improbable que son récit soit jamais lu, mais au fond, ce geste désespéré et insensé, ce désir fou d'être lu, compris, aimé, n'est-ce pas celui de Marlen Haushofer elle-même, celui d'une femme née en un lieu, l'Autriche, et à une époque, 1920, où le monde était organisé par et pour les hommes?
Difficile de dire dans quelle mesure la narratrice emprunte ses traits à ceux de l'auteure, mais ce qui est sûr, c'est qu'elle les partage avec nombre de femmes de son temps :
« Encore jeune fille, elle se chargea en toute inconscience d'un lourd fardeau et fonda une famille, après quoi elle ne cessa plus d'être accablée par un nombre écrasant de devoirs et de soucis. Seule une géante aurait pu se libérer et elle était loin d'être une géante, juste une femme surmenée, à l'intelligence moyenne, condamnée à vivre dans un monde hostile aux femmes, un monde qui lui parut toujours étranger et inquiétant. »

Femme surmenée « condamnée à vivre dans un monde hostile aux femmes», il ne lui a jamais été donné de prendre sa vie en main… jusqu'à l'apparition providentielle et terrifiante du mur invisible, ce mur froid et transparent qui à la fois la tient prisonnière et la sauve d'une mort certaine, et qui, paradoxalement, pose les bases de sa liberté :
« Grelottante dans mon lit, j'envisageai toutes les possibilités qui me restaient. Je pouvais me tuer, ou chercher à creuser un passage sous le mur, ce qui n'était sans doute qu'une façon plus pénible d'arriver au même résultat. Et, bien entendu, je pouvais aussi rester ici et essayer de survivre. »

C'est ainsi que mue par une sorte de curiosité — « le mur posait une énigme et j'ai toujours été incapable d'abandonner une énigme dont je n'ai pas trouvé la solution » —, mue par l'amour qu'elle voue à ses bêtes, par le sentiment de responsabilité qu'elle ressent à leur égard, elle organise sa survie et prend enfin sa vie en main, seule.

C'est de cette survie qui s'organise et se précise jour après jour, mois après mois, dont nous sommes témoins. Une vie de dur labeur soumise au découragement, à l'inquiétude et à la peur, mais une vie authentique calée sur le rythme de la nature et des saisons, traversée par des moments de joie pure et marquée par la satisfaction du travail bien fait. Une vie rendue possible par la prodigalité de la nature environnante et par l'omniprésence des bêtes. du chien Lynx, indéfectible compagnon à l'écoute des états d'âme de sa maîtresse prêt à sacrifier sa vie pour elle, à la douce Bella, jeune vache pourvoyeuse de lait et de tendresse, en passant par la vieille chatte à demi sauvage ainsi que par toutes celles qui peuplent la rivière, la montagne et les cieux, les bêtes contribuent à rendre cette vie de solitude et de labeur non seulement possible, mais encore désirable. Ce sont elles et le lien étroit qui les unit à la narratrice qui font, à mes yeux, la force et la grande originalité de ce récit. Je crois n'avoir jamais lu de pages aussi poignantes, aussi justes sur le lien puissant, vital, qui attache l'être humain à l'animal. Loin de tout sentimentalisme, sans céder à la tentation de l'anthropomorphisme, Marlen Haushofer crée sous nos yeux une relation faite de réciprocité, d'amour, d'entraide, de compréhension et de respect qui m'a profondément bouleversée.

« Bella paissait sur le pré de la forêt et tournait parfois la tête vers moi. Lynx courait à portée de voix et Perle était sur le banc, occupée à suivre les yeux mi-clos le vol des bourdons. À l'intérieur du chalet, la vieille chatte dormait sur mon lit. Pour l'instant tout était en ordre et je n'avais pas de souci à me faire. »

Rarement récit m'aura à ce point donné l'impression de s'adresser à moi et à moi seule. Un immense merci à Sandrine (@Hundreddreams) dont le récent et remarquable billet m'a fait découvrir et ce livre, et son auteure.
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