AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations sur La steppe infinie (2)

Mon monde restait intact, je ne me doutais nullement de sa fin prochaine.
Le matin fatal, je me réveillais tôt, pour une bonne raison, c'est que depuis que l'école était finie, j'avais la permission de dormir tard. Naturellement, pour jouir de ce privilège, il fallait être réveillé.
À la minute où j'ouvris les yeux sur mes rideaux roses et blancs qui flottaient dans la brise de la Vilija, je sus que la journée allait être très belle, une parfaite journée de juin. Attentive à notre tradition familiale, je pris soin de me glisser hors du lit en posant le pied droit en premier. Pied droit devant, bonne chance pour la journée ; pied gauche devant, malchance. En Pologne, il faut écouter sa famille si l'on veut avoir de la chance.
J'allais à la fenêtre voir si Grand-père était dans le jardin. Le jardin était l'orgueil et la joie de sa vie. Il donnait les ordres aux jardiniers, grondait quand un arbre n'avait pas été bien taillé, prodiguait ses louanges lorsqu'un plant maladif repartait. « Souvenez-vous qu'il y a toujours quelque chose de bon chez les gens qui aiment les fleurs. »
Ce matin-là, Grand-père n'étais pas dans le jardin. Je me penchai par la fenêtre et restai une minute à admirer les roses et les pivoines, et le buisson de lilas que j'irais arroser dans une heure ou deux, pensais-je.
J'attrapai le roman policier que je m'étais mis de côté pour une matinée pareille, et retournai au lit. Dès la première phrase, je fus perdue pour le monde extérieur. Je n'entendais plus rien.
J'étais plongée dans le livre quand ma mère fit irruption dans ma chambre.
« Tu dois te lever immédiatement, dit-elle, en tirant mes draps.
- Mais pourquoi, Maman… ?» J'étais outragée.
« Esther, pour une fois, fais ce que l'on te demande sans poser de questions. Vite ! »
Je sautais du lit.
« Maman… Que se passe-t-il ?
– Des questions, toujours des questions. Parle moins fort. » Elle avait baissé la voix jusqu'au murmure. « Esther… Il est arrivé quelque chose. Oncle David a appelé. Il a dit… Il a dit que les soldats russes sont chez ton grand-père. Ton père s'est précipité là-bas. Il n'a même pas pris le temps de s'habiller. Il est toujours en pyjama. Et il n'est pas encore revenu. S'il te plaît, habille-toi aussi vite que possible et viens tout de suite dans ma chambre. »
Les soldats russes ! Je ne discutai pas. Je fis ce que l'on me disait et j'y allai en faisant mes nattes. Je trouvai ma mère assise sur son lit, avec un grosse boîte d'allumettes de cuisine sur ses genoux. Qu'avait-elle donc l'intention de faire avec ces allumettes dans sa chambre ? Et pourquoi me regardait-elle si bizarrement ? Était-ce possible qu'elle ait peur ?
« Tu vas porter cette boîte d'allumette chez ma mère, Esther. À ta grand-mère Sara. Immédiatement.
– Une boîte d'allumettes ? À Grand-mère Sara ? Pour quoi faire ?
– Esther ! » Sa voix tremblait. « Arrête de poser des questions ! Contente-toi de faire ce qu'on te demande. Porte cette boîte à ta grand-mère. J'ai le sentiment que nous n'aurons pas besoin de ce que j'ai mis dedans. Je veux que Grand-mère l'ait. Tu vas y aller par la grille du jardin. Ne sors pas dans la rue. Traverse les allées. Dépêche-toi et reviens aussi vite que tu pourras. Tu m'as entendue ? Tu ne dois pas t'attarder auprès de ta grand-mère, pas même une minute. »
Je failli faire tomber la boîte.
« Esther… » La voix de Maman se radoucit « … Esther, je suis désolée de m'être fâchée mais… Oh, fais vite, je t'en supplie, fais vite ! »
J'étais effrayée. Plus effrayée que je ne l'avais été lorsque Wilno avait été bombardée. Même un enfant apprend vite ce que sont les bombardements, il apprend à deviner ce qui risque d'arriver, et à se réjouir quand cela n'arrive pas. Mais maintenant je ne savais pas ce qu'il se passait. Je ne savais pas pour quoi prier, ce qu'il fallait demander à Dieu. Étant enfant, je pensais qu'il fallait être explicite: « Mon Dieu, s'il vous plaît, faîtes que les bombes ne tombent pas sur la maison Rudomin dans la grande avenue Pogulanska¹ à Wilno. Si vous vouliez bien veiller à ce que cela n'arrive pas, je promets que j'essaierai de ne pas être insolente avec ma Grand-mère demain… » J'avais essayé de négocier loyalement durant les bombardements allemands en 1939. Mais maintenant, je ne pouvais pas prier. Il n'y avait pas d'abri anti-bombe, ni de genoux dans lesquels je pouvais me cacher le visage lorsque la bombe tombait trop près, ni les mots apaisant de Maman pour me calmer de la peur des vitres brisées et des murs s'écroulant.
Je courus à travers le cabinet de travail de mon père, dans le jardin. Au moment où je franchis la porte, je sus que j'avais fait une erreur. J'avais posé le pied gauche en premier. Je voulais revenir et repartir du pied droit, mais j'avais peur de perdre du temps. En courant, je frôlai les lilas et respirai leur parfum. Je les arroserais plus tard. Le jardin n'avait pas changé ; mon jardin était toujours aussi beau, toujours intact.
J'allai jusqu'à la grille du fond du jardin et la franchis. Je courus à toute vitesse le long de l'allée. Heureusement, elle était déserte ce matin-là. Courant de toutes mes forces, en moins de dix minutes je fus chez ma grand-mère. Une fois là, je fus obligée de m'arrêter pour reprendre mon souffle avant de pouvoir grimper les marches quatre à quatre.
Il n'y eut pas de réponse à mon premier coup de sonnette, ni au deuxième. Je cognai dans la porte durement, à coups de pied. Finalement, la voix endormie de ma grand-mère cria : « Qui est là ? »
« C'est moi, Grand-mère. Laisse-moi entrer. »
Elle ouvrit la porte et commença à m'assaillir de question : pourquoi venais-je la voir si tôt ? Pourquoi étais-je essoufflée ? Qu'y avait-il dans la boîte ? Je voulais crier comme ma mère l'avait fait : « Pas de questions ! Je n'ai pas les réponses ! » À la place, je lui dis ce que je savais, que des soldats étaient chez Grand-père Solomon, que Tata avait couru là-bas en pyjama. « En pyjama ? » demanda-t-elle, comme si ce détail était le plus terrifiant de tous. « Oui, en pyjama », répétai-je, commençant moi aussi à perdre mon sang-froid.
Je lui tendis la boîte et lorsqu'elle l'ouvrit nous restâmes toutes les deux bouche bée.
Les émeraudes de ma mère et ses autres bijoux étaient là, dans cette boîte d'allumettes de cuisine – son collier, ses boucles d'oreilles et toutes ses bagues. C'était si étrange de les trouver là, hors de leurs écrins de velours, comme des bijoux en toc.
Ma grand-mère referma la boîte. Elle baissa les paupières et ses lèvres murmurèrent une prière.
« Grand-mère, je dois partir. Maman a dit que je devais vite rentrer à la maison. Grand-mère… Je suppose que Maman a une raison pour t'envoyer ses bijoux ? »
Elle continuait à prier. Je me haussai sur la pointe des pieds et l'embrassai sur la joue. Je la serrai contre moi et posai ma joue sur son bras. Je désirai ardemment lui dire combien je l'aimais, tout ce qu'elle représentait pour moi, comme je me souvenais bien de toutes les journées que nous avions passées ensemble quand j'étais petite, à découper des poupées de papier et à leur construire des maisons en carton. Mais nous n'avions pas le temps. Je pouvais juste lui dire : « Je t'aime, Grand-mère, je t'aime tellement.
– Oh, mon enfant… Dis à ta mère… »
Elle s'arrêta et m'embrassa sur les cheveux.
« Je reviendrai te voir bientôt, Grand-mère », dis-je en partant au pas de course.
Comme je dévalais les marches, une pensée terrible me traversa : je n'allais jamais revoir ma grand-mère. « Oh, mon Dieu, s'il vous plaît, ne me donnez pas de telles pensées », priai-je.

¹ avenue Pohulanka dans la Wilno polonaise de 1941 ; rue Jono Basanaviciaus dans la Vilnius lituanienne d'aujourd'hui.
Commenter  J’apprécie          30
En revenant à la maison, je courus tout le long du chemin. Quand j'atteignis la grille du jardin, j'entendis qu'on sonnait à la porte d'entrée. Où était Maman ?
« Maman, on sonne. Tu n'entends pas ? Dois-je aller ouvrir ?
– Non, j'irai moi-même. » Mais elle ne bougeait toujours pas.
« Assieds-toi, Esther. Tu es à bout de souffle. As-tu donné la boîte à Grand-mère ?
– Bien sûr que je l'ai donnée à Grand-mère. Maman… la sonnette…
– Oui, la sonnette. »
Elle se leva lentement, marcha au ralenti vers la porte et l'ouvrit.
Mon père était sur le palier, les mains derrière le dos. À côté de lui, se tenaient deux soldats russes, baïonnette au canon.
Pas un mot ne fut prononcé. Mon père et ma mère échangèrent un regard prudent, mais mon père évita mon regard, comme s'il avait honte que je le voie en pyjama avec des baïonnettes dans le dos. Lentement et silencieusement, il traversa l'entrée en longeant le porte-parapluies qui contenait ses cannes de marche, jusqu'à la salle à manger. Les soldats marchaient lourdement derrière lui. Quand ils furent au centre de la pièce, le silence fut rompu. L'un des soldats cria :
« Tout le monde au sol ! Tous ! Vous êtes en état d'arrestation ! »
Pas de doute, avant que nous ne fassions une chose aussi bête, mon père allait prendre la parole et les soldats partiraient. Il n'avait rien fait de mal – ni volé, ni tué, ni commis aucun crime. Ils ne pouvaient pas l'arrêter. Il allait exiger leurs excuses. Mais il se tenait coi. Nous nous assîmes par terre – d'abord mon père, puis moi. Un instant, je crus que ma mère allait refuser. Mon père devait le penser aussi puisqu'il murmura doucement son nom : « Raya… » Très maladroitement, mais avec la détermination de garder la tête haute, ma mère s'assit sur le plancher elle aussi.
Comment pouvions-nous être arrêtés sans avoir fait quoi que ce soit de mal ? Je décidai d'en savoir la raison.
« Pourquoi nous arrête-t-on ? » demandais-je.
Ma mère leva une main pour me prévenir, mais trop tard.
Le soldat fit passer son regard de moi à mes parents, devenus soudain très pâles, puis nous examina les uns après les autres. Il avait de petits yeux brillants et un nez extraordinairement camus. Il sortit une longue feuille de papier blanc et la lut :
«… Vous êtes des capitalistes, et par conséquent des ennemis du peuple… Vous allez être envoyés dans une autre partie de notre grand et puissant pays… »
[ … ]
Yurenko regarda sa montre. « Vos dix minutes sont écoulées. Allons-y. »
Je m'élançais pour aller chercher ma valise juste au moment où mon père sortait de la chambre. Portant deux malles de voyage en peau de porc bordée de maroquin, il avait l'air d'un gentleman en partance pour une excursion, mais d'un gentleman qui avait terriblement besoin de vacances ! Ma mère le suivait, portant le panier en osier.
Quand nous fûmes dehors sous le brillant soleil, je réalisai qu'une fois de plus j'avais mis le pied gauche en premier. Mais cette fois-ci, je comprenais qu'il n'existait pas de pied droit qui pût nous sauver. Il ne restait plus qu'un camion et il nous attendait, plein d'une masse confuse de gens silencieux. Sur le trottoir, une douzaine de curieux attroupés chuchotaient. Je n'arrivai pas à comprendre ce qu'ils disaient. Mais cela n'avait guère d'importance.
Yurenko nous ordonna de grimper dans le camion. Mon père posa ses valises et me souleva. J'enfouis mon visage contre son épaule et il me serra fort. Il me reposa doucement près d'une dame en robe de soie. Elle ne bougea pas. Mon père aida Maman qui gardait la tête haute mais qui piqua un fard pace qu'elle n'arrivait pas à se hisser à bord du camion. Les valises et le panier suivirent, puis Tata. Il n'y avait pas d'autres membres de notre famille dans le camion.
Je fis un signe à mes grands-parents, mais ils ne répondirent pas. Je baissais les paupières. C'était une bonne chose à faire, cela permettait d'affronter plus facilement la foule qui nous regardait de la rue, l'air hébété. Cela éloigna également les choses de moi, me laissant entre le rêve et la réalité.
« Raya ! » J'entendis qu'on appelait le nom de ma mère.
Grand-mère Sara se tenait sur le côté du camion. Elle regarda Maman, puis se couvrit le visage de ses mains.
La porte arrière du camion fut verrouillée et le moteur se mit en marche.
Le camion commença à rouler pesamment le long de la grande avenue Pogulanska¹.
Il dépassa notre maison blanche avec ses portes d'acajou – un rideau flottait à la fenêtre de la salle à manger. Il dépassa les murs de notre jardin. Il roula le long de cette avenue dont je connaissais chaque maison, chaque arbre, chaque pierre usée du trottoir. De dessous mes paupières baissées, je regardais mon monde s'éloigner à tout jamais.
J'entendis nos noms appelés par une voix hystérique. « Raya… Samuel… Esther… Que se passe-t-il ? Où vous emmènent-ils ? » La voix s'éloignait, mais je reconnus ma tante Sonia qui courait derrière le camion, bras tendus et cheveux épars. « Oh, Sonia… » criai-je et je mis à pleurer. Ma mère me prit par les épaules et doucement me demanda d'arrêter de pleurer. D'autres gens dans le camion me chuchotaient un doux « Chuuut… Chuuut… » Mais je n'arrêtai pas ; je pensais qu'il était temps pour moi de pleurer.
Roulant par les rues, le long des parcs verdoyants et traversant la place du marché de Wilno sous le soleil étincelant, ils pouvaient voir leurs voisins vaquer à leurs occupations de la mi-journée consistant à faire des courses, à s'arrêter pour bavarder, à prendre le soleil sur un banc du parc, etc. mais ce convoi exceptionnel de gens qui quittaient tout cela gardait le silence.
À la gare c'était la confusion totale : une énorme foule tournait en rond : des camions par centaines, arrivaient de toutes les directions, débordant de monde. Je scrutai les alentours à la recherche d'un visage familier mais je ne vis que des étrangers, l'air accablé. Pourquoi nous ? La question restait entière. Pourquoi nous ?
Un soldat à la poitrine couverte de médailles s'approcha de notre camion, un héros. Il nous dit qu'il allait faire l'appel de nos noms et qu'il faudrait que chacun écoute attentivement les ordres qui lui seraient destinés. Nous écoutâmes. La liste semblait interminable. Nous ne fûmes pas oubliés : « Rudomin – Samuel, Raya, Esther : dans le second train ! Rudomin – Anna : dans le second train ! Rudomin – Solomon : dans le premier train. »
Ma grand-mère poussa un cri. Je n'avais jamais entendu quelque chose d'aussi terrifiant, même dans mes cauchemars. Sorti du corps frêle et déchiré de cette femme fière, cela traduisait une douleur incommensurable, mais aussi une colère et un ahurissement absolus. J'observai mon grand-père. Les yeux fixés sur le va-et-vient de la foule, des camions et des soldats, il ne voyait rien.

¹ avenue Pohulanka dans la Wilno polonaise de 1941 ; rue Jono Basanaviciaus dans la Vilnius lituanienne d'aujourd'hui.
Commenter  J’apprécie          30




    Lecteurs (131) Voir plus



    Quiz Voir plus

    Les écrivains et le suicide

    En 1941, cette immense écrivaine, pensant devenir folle, va se jeter dans une rivière les poches pleine de pierres. Avant de mourir, elle écrit à son mari une lettre où elle dit prendre la meilleure décision qui soit.

    Virginia Woolf
    Marguerite Duras
    Sylvia Plath
    Victoria Ocampo

    8 questions
    1721 lecteurs ont répondu
    Thèmes : suicide , biographie , littératureCréer un quiz sur ce livre

    {* *}