Deux individus contre l'histoire : Pierre Drieu La Rochelle, Ernst Jünger

Le dandysme de Drieu et son individualisme forcené l'isolent des autres, dans une délectation de solitude qui le laisse en présence exclusive de son propre moi. Mais en le coupant d'une activité engagée dans la vie sociale, la solitude finit par l'orienter tout entier vers la mort. « La solitude – dit-il -, c'est le chemin du suicide ». Le suicide lui-même est l'acte solitaire par excellence, une « suprême solitude » où l'homme n'a plus affaire qu'à lui-même, dans la plus totale absence d'intérêt pour les préoccupations du monde qui l'entoure. En ce sens, le suicide est l'acte le plus individualiste que puisse commettre l'homme, puisqu'en supprimant la présence de soi au monde, il supprime en même temps la présence du monde à soi. Pour tout suicidaire, l'acte du suicide constitue une apocalypse en réduction, dans laquelle il biffe en même temps que lui toute l'existence du monde.

« Mais un jour viendra où les hommes se révolteront contre le joug atrocement positiviste des Maurras et des Mussolini, des Lénine et des Ford. Alors les hommes hurleront un affreux besoin mystique. Vous réveillerez-vous pour les désaltérer, dieux de l'Orient et de l'Occident ? (Drieu, Genève ou Moscou, 1928)

« Pour moi qui ne suis guère mystique le suicide sera au moins une prière vécue. »
Drieu La Rochelle, Journal 1939-1945, 5 mars 1943

e qui frappe chez Drieu comme chez Jünger, c'est le mélange détonnant qui se produit en eux entre un esprit réactionnaire incontestable et une volonté révolutionnaire. Ni l'un ni l'autre ne se complaisent dans un passé figé, un attachement rigide à des valeurs périmées. Ils n'ont aucun désir de maintenir artificiellement en vie des institutions, des habitudes de vie, des systèmes politiques liés aux valeurs du passé. Les données superficielles de la civilisation à laquelle ils appartiennent sont pour eux sans valeur. Le monde bourgeois est une survivance surannée contre laquelle s'élève aussi bien le national-bolchévique Jünger que le révolutionnaire fasciste Drieu. Considérés en fonction de la civilisation bourgeoise, ils sont d'authentiques révolutionnaires. Tout marxiste leur refusera cependant ce qualificatif, dans la mesure où il leur paraît impossible, voire imbécile de prétendre modifier l'homme par une rénovation des structures politiques et sociales dans lesquelles il agit. Il existe pour eux une certaine image de l'homme éternel dont on approche de plus ou moins près l'idéale perfection. C'est pour restaurer autant que faire se peut cette perfection intemporelle qu'ils sont prêts à renverser le monde bourgeois, s'affirmant en ce sens autant révolutionnaires que réactionnaires, puisqu'ils ne voient pas en l'homme un être qui se crée lui-même, mais une figure idéalement métaphysique, à l'étalon de laquelle on peut mesurer les civilisations.

On saisit alors les raisons profondes qui expliquent le déchaînement sensuel dont s'accompagnent toutes les guerres. La vie est à l'œuvre aussi bien dans la folie destructrice du front que dans les débordements sexuels de l'arrière : le lit du guerrier est "le champ de bataille sur lequel on engendre par la mort, on engendre par le combat et la destruction". Dans l'affrontement, "la volonté de victoire entre dans les violentes douleurs, rythmiquement répétées, de l'accouchement". Le combattant cumule en lui les deux pôles de la fécondité sexuelle ; homme et femme en une seule unité vitale, il connaît sur le champ de bataille aussi bien la procréation que l'accouchement. Le combat n'est pas seulement ce qui maintient la vie dans son ambivalence création-destruction : il est ce qui la crée : "Un déchirement sanglant est à l'origine de toute chose".