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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Omnia sponte fluant, absit violentia rebus"

"Que tout s'écoule spontanément, qu'il n'y ait aucune violence en quoi que ce soit" était la devise de Jan Amos Komenský, dit Comenius. Tout comme le peintre Rembrandt van Rijn, ce fut un esprit exceptionnel qui a dépassé son époque, et l'idée que ces deux hommes auraient pu se connaître est séduisante. Voire assez probable.

Le célèbre peintre - esprit rebelle dans la ville la plus libre du 17ème siècle - est maintenant officiellement considéré comme l'auteur de la toile anonyme de la galerie des Offices, qui représente un vieillard charismatique... Homère, le poète aveugle, créateur d'Ulysse.
Bien des indices laissent supposer que son modèle fut l'humaniste, philosophe, écrivain, réformateur et pédagogue appelé "enseignant des nations", Comenius.
Cette toile jamais achevée, qui demandait sûrement de longues séances de pose, aurait eu une importance toute particulière pour Rembrandt, qui traversait alors des temps difficiles.
Selon des sources historiques, Comenius habitait le quartier de Westenmarkt à Amsterdam dans le proche voisinage de Rembrandt, et les deux hommes fréquentaient la riche famille de Geer, dont les membres étaient souvent peints par le second. C'était avant tout Marguerite de Geer qui finançait les travaux de Comenius, l'invitait dans la maison familiale, et discutait avec lui en compagnie des notables d'Amsterdam.

Lenka Horňáková-Civade n'a pas résisté à la tentation d'imaginer la rencontre des deux génies qui avaient beaucoup en commun, même si tout les opposait au premier regard. Rembrandt le peintre orgueilleux, bon vivant, tout feu tout flamme, qui n'a jamais quitté Amsterdam, qui vivait ici et maintenant, et qui n'avait que faire de spéculations philosophiques et des utopies sur un monde meilleur... et Comenius, force tranquille, éternel exilé qui a dû renoncer à tout, sauf à sa foi en Dieu et en un monde meilleur. Un artiste en blouse couverte de peinture, qui transcende le monde ordinaire sur la toile à sa façon et selon sa conscience, et un philosophe-théologien en sombre habit des Frères Moraves, qui recourt au papier et à la plume pour faire, après tout, la même chose.
A quoi aurait pu ressembler leur relation ? de quels sujets auraient-ils pu discuter ?

On a ici un double portrait original, qui reflète les lieux et l'époque appelée "l'âge d'or d'Amsterdam". La Hollande, puissance pragmatique basée sur le commerce, régnait alors sur les mers et sur un bon bout de monde, et sa tolérance en matière d'opinions était réputée.
Le livre commence par la scène de saisie des biens de Rembrandt par ses créanciers, dont Comenius devient par hasard le témoin. Un regard bleu dans la foule... On est en 1656, la guerre de Trente Ans est sur le point de se finir, mais pour la Bohême c'est le début d'une longue période noire. La signature des traités de Westphalie a mis fin à tous les espoirs des protestants de revenir un jour de l'exil, et Comenius est contraint de passer le reste de ses jours en Hollande.

Ne vous attendez surtout pas à une double biographie détaillée. Certes, lors des séances de peinture, les deux hommes se racontent mutuellement leur vie et leurs peines privées ; on parle aussi de la peinture. Mais le but de ces entretiens imaginaires est avant tout de pénétrer leur pensée. Leurs opinions sur le monde, sur la vie, sur Dieu. Sur les grandes oeuvres qui mènent à l'immortalité. Sur l'exil, l'identité, l'Europe :
"Ulysse sillonna le monde connu de son temps sans avoir la moindre notion de l'Europe. Pour lui, l'Europe, c'est une belle jeune fille venue d'Asie sur un taureau blanc, Zeus lui-même. En accomplissant son retour mythique, Ulysse pose la première pierre de l'Europe. Tu as raison, Rembrandt, nous prenons racines dans les mythes que nous connaissons tous. J'ai compris, lors de mes voyages, qu'Europe est réelle. Europe n'est pas un mythe, dans sa diversité elle existe", dit le Comenius du roman. En précisant que pour un avenir meilleur, il faut commencer par une éducation de bonne qualité, accessible à tous, et dès la petite enfance.
Le lecteur comprendra donc rapidement que le modèle du portrait prend l'avantage sur le portraitiste, malgré l'espace relativement équilibré donné aux deux personnages.
Ce n'est certainement pas par hasard que le livre est sorti en 2022, quand la République Tchèque se rappelait l'héritage de Comenius à l'occasion du 430ème anniversaire de sa naissance, et il représente aussi, à sa façon, une réaction à la multiple crise européenne.
Je n'ai vraiment découvert Comenius qu'en ouvrant par curiosité "Le labyrinthe du monde et le paradis du coeur", son titre le plus notoire, que peu de gens ont lu vraiment. Outre le tchèque baroque absolument splendide, j'ai trouvé aussi un esprit qui, depuis, n'arrête pas de m'étonner. Ses manuels scolaires illustrés pourraient servir encore aujourd'hui. Ses propositions de réformes pour le bon fonctionnement de la société sont simples, claires et pertinentes (pourquoi chercher encore, puisque tout est déjà parfaitement détaillé dans "De rerum humanarum emendatione", 1662 ?), et je suis d'accord avec le "comeniologue" professeur Floss que si la mordante satire du "Labyrinthe" était poussée encore d'un cran au-dessus, la Bohême aurait pu avoir son propre Rabelais. Mais Rabelais n'était pas contraint à l'exil permanent, et les aspirations de Comenius étaient différentes.
Les puissants du 17ème siècle s'arrachaient le pédagogue réformateur, et ce sont les Lumières qui l'ont ensuite relégué à l'obscurité. Jugé trop "mystique" (ce qu'il fut incontestablement aussi, avec ses penchants rosicruciens, sa foi dans le prédicateur illuminé Mikuláš Drabík, et ses ouvrages ésotérisants comme "Via Lucis" - vous ne trouverez d'ailleurs pas ces choses dans le roman !), il n'a pas trouvé sa place dans l'Encyclopédie, et ses idées clairvoyantes sont tombées dans l'oubli. Je pourrais longuement continuer sur son sujet... je pourrais mentionner par exemple l'anecdote où le jeune Comenius se ruine à Heidelberg pour acheter un manuscrit des calculs de Copernic - sans être d'accord avec le livre, il sentait qu'il devait être d'une importance majeure - et sans un sou, il rentre ensuite en Bohême à pied, le précieux ouvrage "hérétique" dans son sac. L'histoire de l'incendie de Leszno en Pologne, où il a perdu en quelques secondes le dictionnaire de la langue tchèque, fruit de trente ans de travail, ou encore sa rencontre mitigée avec Descartes.
Mais je vais m'arrêter là, en vous recommandant le livre.
La seule chose que je pourrais lui reprocher, c'est son style parfois trop didactique. Autant que Rembrandt s'y incarne en chair et en os, autant ce Comenius littéraire manque quelque peu d'humour et de mordant que l'on trouve dans ses propres textes. Mais c'est une agréable lecture, sage et pleine d'intérêt.
Le siècle des Lumières nous a appris à avancer vite, en regardant droit devant. Il ne serait peut-être pas inutile de s'arrêter, parfois, faire une pause, et lever le regard de la terre vers le haut. Même Rembrandt le savait bien, tout en affirmant le contraire...
4/5... et continuons à lire, à observer et à apprendre !
“Les riches sans sagesse sont-ils autre chose que porcs engraissés par le son ? Les pauvres qui ne comprennent rien, que sont-ils, sinon des ânes malheureux condamnés à porter la charge ?”

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