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Critique de Erik35


HOUELLEBECQ, CE ROMANCIER QUE LA PRESSE (FRANÇAISE) ADORE DÉTESTER.


Islamophobe ! le mot était lâché, et, en cette fin d'année 2015, il ne souffrait, bien évidemment, aucune contestation ni excuse possible : Michel Houellebecq, ce salaud, n'était ni plus ni moins qu'un sosie littéraire du journaliste et essayiste plus que controversé - et pour le coup, à juste titre - Eric Zeymmour. Pour un peu, on allait pouvoir le situer dans la ligné de Renaud Camus et de son fameux "grand remplacement", de triste mémoire. Hélas, trois fois hélas, rien de tout cela dans ce livre ayant pourtant déclenché l'ire de la bien-pensance germanopratine. Mais reprenons un peu depuis le début :

Le narrateur, un universitaire parisien ayant passé la quarantaine, spécialiste de l'oeuvre de J.K. Huysmans, prénommé François (c'est à peu près tout ce que l'on saura de lui) est un homme presque sans présent et, de son propre aveux, sans véritable avenir possible. Légèrement alcoolique, relativement obsédé sexuel mais se considérant déjà comme étant probablement un homme sur le retour, voire très proche de la fin de toute vie sexuelle, bien qu'ayant conscience que la société est beaucoup plus intransigeante avec les femmes que les hommes sur le sujet de la sexualité, du "sex-appeal", intello mais pas trop - il avoue ne pas connaitre ni s'intéresser à l'histoire, ne rien comprendre à la littérature médiévale, s'amuser du cirque politique sans sincèrement se préoccuper des idées, n'avoir une connaissance de l'Islam que proche du néant, etc - et dont le seul vrai domaine de compétence tourne autour de la vie et de l'oeuvre de l'auteur du célèbre À Rebours dont le parcours personnel - d'un certain décadentisme fin de siècle, baroque et élégant, vers la redécouverte du christianisme jusqu'à l'oblature - ne sera pas sans rappeler, un peu, celui de notre Professeur, mais très en creux. Car le narrateur est creux, vide presque, et ne s'en fait lui-même pas d'illusion. Il a abandonné tout rêve de réussite intellectuelle sur l'hôtel de ses années de formation (ayant engouffré toute son énergie, tous ses rêves d'une gloire éventuelle dans la réalisation fastidieuse de sa thèse), il ne raffole guère de son métier d'enseignant, peine à supporter les doctorants qu'il conseille, bien que ne sachant rien faire d'autre. Il aime encore moins l'Université et nombre de ses collègues - une ou deux femmes de caractère, et plus âgées que lui, sortent du lot -. Il supporte mal sa solitude mais ne sait ni ne souhaite rien y changer fondamentalement. D'ailleurs, il n'a aucun goût pour le changement pas plus que pour l'immobilisme beauf de son existence inintéressante au possible. Aussi, c'est sans aucune tentative de prise sur le réel qu'il sera notre témoin de la montée fulgurante de l'islamiste modéré Mohammed Ben Abbes, homme politique nouveau sur le devant de la scène mais homme intelligent, fin,roué, bonhomme et, surtout, ayant un véritable projet d'avenir.

Car les élections présidentielles sont en cours. Nous sommes en 2022. Les partis "de gouvernement" sont totalement disqualifiés, avec la fin de ce second mandat de François Hollande, plus insipide, invisible et vain que jamais. La "social-démocratie" à la française semble devoir vivre ses derniers instants tant le système est à bout de souffle, sans projet autre que l'alternance des uns ou des autres ; sans soutien, l'Europe ayant peu à peu tourné le dos à toutes ces valeurs vidées de leur sens mais qu'elle prétend encore siennes. Seuls subsistent, après un premier tour chaotique et violent, Ben Abbes et sa Fraternité Musulmane - à la grande surprise de tous - ainsi que l'inoxydable Marine le Pen et son FN. Contre toute attente, mais parce que c'est leur seule chance de survivre sans paraître trop sembler renier leurs principes, le PS et l'UMP ("LR" n'existait pas encore) se rallient à la Fraternité Musulmane dans une alliance républicaine inédite et conduisent ainsi ce jeune parti à la victoire et ce, malgré une pierre d'achoppement fondamentale entre PS et FM sur le sujet de l'éducation (la disparition quasi annoncée de l'enseignement laïc et public, l'obligation faites aux futurs enseignants, tous masculins, d'être convertis, l'accent mis sur les filières d'enseignement technique, la fin de l'école obligatoire jusqu'à 16 ans, ramené à 12, un enseignement pour les filles presque exclusivement destiné à en faire de bonnes futures épouses, etc, etc, etc). Mais le PS n'en est plus à avaler un boa constrictor prêt et accepte sans trop se faire prier. Mais pas tellement plus que l'UMP, lequel semble se trouver fort bien à devoir travailler avec l'adversaire et ennemi de toujours sur l'échiquier politique renversé...

Quant au narrateur, sur les conseil de l'époux, fonctionnaire de haut rang à la DGSI, d'une des seules universitaires qu'il apprécie un peu (du moins, pour autre chose que son physique), il va tout simplement fuir les événements pour s'arrêter à quelques encablures de la célèbre Rocamadour, y cherchant, sans vraiment trouver, à mieux comprendre la foi de son maître Huysmans dans la contemplation silencieuse de la Vierge Noire.

Au bout du compte, c'est un genre "post-moderne" d'anti-héros sartrien que nous suivons dans cette farce politico-personnelle : il ne participe à rien des cataclysmes qui l'environne, ne lutte pas pour essayer de retenir la jeune femme dont il est, à sa manière, tombé un peu amoureux, a fait une croix définitive quant à ses illusions d'une éventuelle grande carrière intellectuelle, finit par avoir fait le tour complet de l'écrivain qui lui a permis de se faire un petit nom dans son milieu très cloisonné, s'ennuie de plus en plus du sexe sans amour, vivant ainsi un résumé fulgurant et pathétique des mots du poète "la chair est triste, hélas, et j'ai lu tous les livres", est incapable de comprendre autrement que sous le prisme d'une certaine ironie nostalgique et désabusée les bouleversements de son temps, doublé d'un je-m'en-fichisme abouti, lui faisant tout juste prendre conscience des petits changements insidieux de sa vie quotidienne (les magasins qui ont brutalement disparus, l'absence notable des femmes à l'occasion de cocktail donnés à la Sorbonne, la disparition, aussi, de la petite délinquance aux abords des grandes surfaces, et ainsi de suite) mais il accepte tout cela sans jugement, sans avis, sans réelle inquiétude ni angoisse.

Contre toute attente - la presse en avait tant fait - on ne retrouve pas grand chose de cette fameuse islamophobie tant décriée sous la plume des journalistes en mal de bouc émissaire, au moment de la sortie de ce roman. Mieux : le narrateur semble accepter avec une relative bienveillance l'arrivée et les changements induits par l'accession au pouvoir de Mohammed Ben Abbes. Parce que Houellbecq, toujours aussi dépressif et désabusé qu'à son accoutumée, nous livre avant tout une énorme farce bouffonne, bien plus, en tout cas, que l'ouvrage polémiste et virulent que d'aucuns ont voulu y voir, où ce parti islamique (aux abréviations à la fois proche et tellement différentes d'avec le concurrent principal : FM / FN... Fraternité contre Front et "aime" contre "haine"... Tout un programme !) est avant tout le révélateur - au sens de la technique photographique argentique - de tout ce que notre société, notre civilisation, occidentale a de perdu, de décadent, de fin d'histoire, thématique chère à Michel Houellbecq depuis son Extension du domaine de la lutte, en passant par Les particules élémentaires et ce, jusqu'à La carte et le territoire dont on peut estimer que ce nouvel opus est une sorte de suite logique.
François, dont on devine qu'il va s'acheminer lentement, sans à coups ni sans enthousiasme démesuré - à l'image du personnage - vers une très probable conversion (on ne peut que l'imaginer, les dernières pages étant intégralement au conditionnel), est un avatar de l'écrivain. Il est plus déprimé que réellement critique, désillusionné bien avant que de désapprouver quoi que ce soit, nostalgique de temps plus ou moins fantasmatiques mais dont il perçoit bien qu'ils ne pourront plus jamais être, car vidés de leur substance essentielle, laquelle est, selon lui, ce christianisme triomphant du Moyen-Âge.

Au passage, et pour tous ceux qui ont voulu absolument voir en ce livre un panégyrique des thèses du FN, l'auteur, via son narrateur, déboulonne et disqualifie totalement ce songe creux d'un retour à une supposée antériorité de la civilisation occidentale d'avant décadence, telle que prônée par les partis d'extrême-droite, la substantifique moelle de leurs phantasmes aveugles ayant à jamais échoué et disparu, malgré quelques factices soubresauts ou artifices. Si Frédéric Lordon, au lendemain des attentats de Charlie Hebdo et surtout des manifestations de "Je suis Charlie" qualifiait les manifestants de "catholiques zombies" ce n'est pas pour autant que la possibilité d'un réveil d'une catholicité conquérante soit encore possible. Quoi de plus mort et de destructeur, finalement, qu'un zombie ? Fin de la digression mais qui nous semblait d'importance.

Il ne peut guère plus taxer cette fraternité d'un sexisme outrancier, lui-même considérant les femmes presque exclusivement comme des objets sexuels, qu'elles soient intéressées, consentantes ou tarifées. Cette forme abjecte de machisme veule est-elle plus ou bien moins acceptable que le phallocratisme paternaliste de la religion ? Et même si, dans les deux cas, c'est la moitié du monde qui se retrouve sous la coupe de l'autre moitié - par sexisme purement beauf ou par obligation dogmatique, dans les deux options, la situation des femmes est terrible et sans avenir - L'auteur ne tranche pas. Pas plus qu'il ne tranche quant à cette perspective de changement de société (qui se déroule d'ailleurs dans un calme aussi surprenant qu'imprévu et une passivité de mise en place notoire, une fois les derniers sursauts de la réaction d'extrême droite éteints).

En revanche, il est sans concession et sans excuse à l'égard de l'institution universitaire dont il nous dresse un portrait en tout point calamiteux : des enseignants souvent médiocres et, lorsqu'ils le sont moins, essentiellement intéressés par leur propre carrière, nationale ou internationale, ces universitaires principalement confinés dans leur seul domaine de recherche (aucune transversalité, une curiosité des plus amoindries, des compagnonnages effilochés) se croient pourtant inatteignables, indéboulonnables du haut de leurs chaires, de leur tour d'ivoire, tout en ne sachant rien faire d'autre que de se draper dans leurs certitudes moralisatrices - qui ne sont d'ailleurs que façades tant elles retombent vite, une fois le gros de la tempête passée -, ils ne voient strictement rien venir des changements en cours, que beaucoup, tels le narrateur, finissent par accepter sans la moindre révolte. Les étudiants eux-mêmes se révèlent sans intérêts, quand ils ne sont pas tout simplement muets et ravalés au rang d'enregistreurs de connaissances ou de faire valoir sexuel pour l'année universitaire à venir.

Et si Houellbecq n'aborde que par nécessité la question de notre démocratie, de nos pouvoirs politiques en place, de cette social-démocratie qui serait "un humanisme mou", explique-t-il (tandis que l'expérience communiste serait "un humanisme dur"), de ces médias capable de faire l'impasse sur des informations de premier ordre (l'embrasement des cités), pourvu que cela permette aux élites de se maintenir sans donner au parti du pire la possibilité de trop prendre d'espace, mais que ces mêmes médias, après un court moment d'incertitude, semblent se contenter sans trop rechigner des débats d'un nouveau genre que ce changement de régime impose, pourvu qu'il y ait apparence de débat...

Aigre, désabusé, désenchanté, désillusionné... Les attributs ne manquent pas pour qualifier ce roman crépusculaire (il est souvent fait référence aux nones, ces prières monastique de milieu de soirée), qui juge fort peu, qui n'accueille pas négativement l'arrivée d'un musulman au plus haut échelon de notre République en déshérence avec un projet de vie commun, de société et d'avenir très clair et défini - comparé, même, à l'illustre César Auguste, le premier et peut-être le plus grand de tous les Empereurs romains -, non sans un certain génie car imposant d'autres bases sociales dans ses fondamentaux sans pour autant tout remettre en cause de nos modes de vie, tandis que tout ce qui découle de notre propre civilisation est perçu comme arrivé à son point de non-retour. On est loin, très loin de cette levée de bouclier de nos habituels "chiens de garde" comme l'aurait écrit Paul Nizan, loin d'une polémique en grande partie montée en épingle et pour partie explicable par les hasards malheureux du calendrier, le roman sortant à peu près dans les mêmes moments que les abominables attentats contre Charlie Hebdo.

Restera un roman pas forcément essentiel de cet auteur, prolixe et d'une lecture rapide et facile, mais à envisager comme une vaste bouffonnerie salutaire, parfois fort drôle, même si le rire y est souvent jaune ; une oeuvre de satiriste affligé traînant sa mélancolie nostalgique comme on traîne une chaîne interminable, le suicide lui étant à jamais une impossible porte de sortie ; un objet littéraire terriblement inscrit dans son temps, dont il serait une sorte de reflet exagéré, une caricature raisonnable.
Dès lors... La chrétienté de l'an mille n'est et ne sera jamais plus, vive l'islam conquérant pacifiquement ! (Ou tout autre chose mais, de toute façon, rien qui n'ait déjà été...)
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