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Critique de Kirzy


Kirzy
16 février 2024
L'incipit est superbe, promenant son regard dans une demeure bourgeoise de Campden Hill. Nous sommes en 1950 chez les Fleming pour un diner célébrant les fiançailles du fils. Mais la fête est bien peu joyeuse. La plume caustique d'Elizabeth Jane Howard balaye les différentes pièces qui accueillent ce très empesé rituel social, se pose sur les personnages et plus particulièrement sur Antonia, la mère, 43 ans, qui semble constater avec résignation, émotionnellement épuisée, le froid avenir qui l'attend : des enfants promis au gâchis amoureux, son propre mariage à bout de souffle.

« Elle se brossa les cheveux, se peigna, se coiffa, en se demandant à quel âge les gens étaient les plus vulnérables. Lorsqu'ils étaient très jeunes, pleins de cette merveilleuse résilience, amoureux d'eux-mêmes et de quiconque les aimait ? Plus tard, quand ils pouvaient comparer leurs expériences passées et que celles du futur commençaient de s'amenuiser ? Ou plus tard encore, au milieu de la forêt, quand les arbres devant eux étaient si tristement semblables à ceux de derrière, les broussailles de leur passé s'accrochant à eux et les lacérant au passage ? Peut-être fallait-il attendre le moment où même pour les myopes, l'inexorable fin était en vue – la petite clairière où s'allonger, immobile, et s'endormir du sommeil des morts.

J'ai rarement lu un roman qui décrit et affine avec une telle acuité le statut changeant d'une femme née dans un milieu bourgeois de la première moitié du XXème siècle, à une époque où les hommes n'ont pas à expliquer leurs actes ni à s'en justifier, alors que la plupart des femmes vit dans la quête de leur approbation et la dépendance qui s'en suit.

Le récit est divisé en cinq sections. de 1950 à 1926, les chapitres remontent le temps pour raconter à rebours la chronique intime du mariage malheureux d'Antonia avec l'odieux Conrad qui lui balance cruellement, avec une désinvolture inouïe : « J'ai été extraordinairement amoureux de toi, autrefois. »

Au fil de cette chronologie inversée, l'autrice dévoile les différentes strates de ce mariage, révélant les moments clés, les signes avant-coureurs du désenchantement à venir, les lignes de fractures qui se creusent. On pourrait penser que ce dispositif pourrait annuler le suspense ; au contraire, j'ai trouvé qu'il l'entretenait. Elizabeth Jane Howard maîtrise totalement sa narration, maniant brillamment les ellipses temporelles, sachant précisément quand et comment interrompre le fil pour passer à la séquence suivante.

Au départ, Antonia semble une étrangère que l'on regarde à distance comme on regarderait une femme aisée vivant dans l'opulence que l'on jugerait indécente de se plaindre. Et puis, au fil des pages, elle perd de sa raideur, on oublie son statut social et on voit juste une femme qui a été mère, épouse, jeune mariée, jeune fille, pion décoratif façonnée par ses parents puis son mari. On reçoit les échos qui ont été semés à travers le portrait des personnages féminins secondaires semblant former un triste choeur féminin. Elle se fait progressivement chair jusqu'à la dernière section (1926) où on comprend tout ce qui a fait ce qu'elle est en 1950. Et cela m'a profondément touchée de pénétrer ainsi dans l'intimité d'Antonia.

Je n'ai pas lu la saga des Cazalet. C'est donc avec La Longue vue que je découvre cette écrivaine anglaise. Et je suis totalement sous le charme de l'élégance de son écriture, de la précision de ses phrases qui capturent admirablement les émotions, les flots d'angoisse souterrains comme les espoirs ou les vulnérabilités. Sans tapage ni fracas, avec subtilité et une intelligence teintée d'une ironie désenchantée qui pourtant reste empathique.

Il faut vraiment que je lise Etés anglais !!!
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