Renoncer à elle est inimaginable. Demeurer dans le statu quo m’exaspère rien que d’y penser. Et le mariage est tout autant impossible que de vivre ouvertement avec elle. Mais est-ce si certain ? Oui, bien sûr. Ce mariage ne marchera jamais. L’implacable vérité, que je dois accepter franchement si je veux rester sain d’esprit, c’est que Teresa ne s’adaptera jamais à mon univers. Si nous nous marions, ou elle devra apporter certains changements à sa façon de vivre ou bien je devrai réaliser certains changements dans la mienne et je ne peux vraiment pas lui faire une offre de mariage dans le genre :
— Dis donc, je voudrais bien t’épouser mais il faudra que tu changes du tout au tout avant que je t’amène à l’autel.
Il n’est pas facile de travailler pour quelqu’un qui a le même âge que le vôtre. Il n’est pas non plus facile de travailler pour son ami le plus proche et tout particulièrement lorsque cette amitié dure depuis vingt-quatre ans.
Le problème c’est que Papa ne veut jamais m’écouter. On ne me permet jamais de faire ce que je voudrais. Il faut toujours faire ce qu’il veut. Lorsque j’ai terminé mes études chez Miss Porter l’été dernier, je désirais m’inscrire dans un collège de jeunes filles en Europe mais Papa n’a rien voulu savoir, il a dit que l’Europe était un pays décadent et que je pouvais apprendre tout ce que je devais savoir ici même, en Amérique. Alors j’ai demandé à entrer tout de suite au collège et il a refusé : j’étais trop jeune, je devais d’abord passer un an à apprendre à tenir la maison.
— C’est curieux d’avoir honte d’être riche !
— Je n’en ai pas honte. C’est mon argent, je l’ai gagné et j’en suis fier mais j’ai connu trop de femmes qui finissaient par trouver mon compte en banque plus séduisant que mon profil.
Que doit faire un homme lorsqu’il a pour fille une héritière trop jolie ? S’il a tant soit peu le sens de sa responsabilité morale, il doit la marier de toute urgence à quelqu’un de confiance avant qu’un fichu gigolo ne lui ait ruiné l’existence.
Je savais exactement ce que j’avais envie de dire. Les Allemands ont une expression qui convient à la situation : « Ohne mich » ; je l’avais entendue maintes et maintes fois au cours de mon voyage. « Très peu pour moi. » Et ces mots précis avaient vite symbolisé à mes yeux l’épuisement et les désillusions de l’Europe de l’immédiate après-guerre.