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Critique de JesusaPalancares


J'avoue ne pas être une grande connaisseuse de l'oeuvre de Nancy Houston. A tort, certainement, parce qu'un de ses essais, Nord perdu, a été lumineux pour la migrante que je suis.

C'est véritablement grâce au hasard (ce hasard qui n'existe pas) que son dernier roman, Francia, est tombé entre mes mains.

Je l'ai abordé avec curiosité et intérêt, car il y est question d'une trans, de migration, du Bois de Boulogne, de la Colombie. Autant dire, tous des sujets sur lesquels je me suis penchée dans mon travail de sociologue.

La griffone, alter ego de la narratrice, se retrouve dans le milieu des trans latino-américaines du Bois de Boulogne. Elle y rencontre Francia, qui depuis une vingtaine d'années exerce son activité de travailleuse du sexe.

Le lecteur suit Francia à travers le regard de la griffone, qui la voit naître en tant que femme trans : les implants mammaires sont le point de départ du récit, et le point de départ du personnage de Francia (car autrement, elle s'appelle Magda, mais elle s'est appelée Ruby auparavant, et bien avant, quand il était garçon, Rubén).

Francia doit payer son loyer, sa nourriture, ses affaires. Elle doit faire un certain nombre de passes par jour. La narratrice va délier le deuxième grand fil de son roman : les clients. Les chapitres sont intercalés, un pour Francia, dans une police, un pour chaque client, dans une autre police.

Le lecteur découvre petit à petit le monde de Francia : une enfance dans une famille régie par un père violent et incestueux ; un milieu scolaire pénible, parsemé lui aussi de violences ; une Colombie difficile, avec son hôpital délabré, ses cartels de la drogue à l'organigramme aussi compliqué que celui du Vatican, sa rue de dealers à quelques mètres du Palais présidentiel, ses embouteillages stupides, mais aussi en fond de toile des paysages au sable blanc, des arepas faites à la main, le fleuve Magdalena et surtout la grand-mère indienne, sa seule source de tendresse. le lecteur découvre également ce milieu si particulier qu'est celui des travailleuses du sexe du Bois de Boulogne. La première nuit de travail, l'assassinat récent de la Péruvienne Vanesa Campos, les cambuches, la camionnette qui fait des maraudes, les multiples agressions que toutes les femmes trans ont subies de la part des clients. Mais aussi durs que soient les faits, la langue de la griffonne, précise, souvent imagée, sans mièvrerie ni exagération, adoucit la réalité, comme le fait la drogue ou l'alcool, ou la compagnie des arbres, pour les prostituées du bois.

Les clients, eux, sont l'autre sujet du roman. Ils sont environ une quinzaine, ils constituent un échantillon de la société parisienne : un écrivain, un prof de fac, un ancien détenu, un veuf taciturne, un père de famille agacé par sa famille, un homme d'affaires chinois, un galériste béninois… Autant d'occasions pour la narratrice de s'introduire dans leur peau, de soliloquer avec eux, car tous sont réflexifs, ont quelque chose à se raconter avant de se rendre au Bois. A moins que ce soit la narratrice qui veuille les mettre à nu ? En tout cas, nous, lecteurs, nous rions ou détestons ces personnages (ou les deux à la fois). A croire que la narratrice veut échanger avec eux, réciter du Shakespeare avec l'un d'eux, discuter sur le Maroc avec un autre… Ils sont humains, ils sont vivants.

Chemin faisant, le livre de Nancy Houston dévoile les mécanismes de la violence masculine. Car dans la plupart de ces portraits, se dessine la même trame de fond sociologique : injonctions à la masculinité, injonctions à l'hétérosexualité, injonctions à la sexualité, injonctions à la pénétration, violence du pater familia, violence du conjoint, mépris, désintérêt ou peur des femmes (au choix). Parallèlement, ou à cause de cette trame de fond, le monde féminin est quasi absent. Chez les clients, les conjointes, mères ou soeurs des clients sont souvent insupportables : féministes « hystériques », mères envahissantes, femmes bêtes ou soeurs bigotes, épouses sans fantaisie –donc normal pour ces hommes d'aller chercher ailleurs, et d'aller chercher précisément des trans parce qu'une trans, « ça a tout ce qu'il faut pour être une femme, sauf qu'au lieu d'être compliqué comme une femme, c'est simple comme un homme » (p. 110) ou parce qu'une trans, « elle semble avoir tous les sexes » (p. 92).

Et Francia ? On la voit dans ses souvenirs, dans une Colombie lointaine mais présente, dans le réconfort qu'elle apporte à des femmes prostituées du Bois, dans le pardon d'un père ignoble, dans sa dévotion catholique, dans son amour pour sa grand-mère, dans les économies qu'elle fait pour les études de sa nièce. Mais contrairement aux clients, Francia ne nous livre pas ses pensées. Elle est silencieuse, elle ne répond pas à sa mère quand elle se montre trop intéressée par ses transferts d'argent, elle subit son amant sadique. Francia prie, se maquille, bosse. Contrairement aux clients, tout en chair et en pensées, Francia est angélique.

Pour avoir travaillé sur ce milieu, je suis convaincue que l'auteure a mené une enquête de terrain sérieuse. Cependant, il me semble que le personnage de Francia manque de substance. La solitude, les problèmes de santé, l'absence de choix autres que le travail du sexe, l'image de la société française, les embrouilles inter-individuelles, la prison, le corps qui vieillit, les nouvelles arrivées, le regard sur les clients, les problèmes d'argent, le rapport à la langue française, le regard sur les hommes et sur les femmes, la routine, la méchanceté et l'égoïsme du monde, la dose de violence qu'il faut avoir pour le braver, les applications et les sites internet, le VIH, l'ennui, les séjours « professionnels » en Italie ou en Espagne, les potins, tous ces éléments qui constituent la vie sont comme effacés chez Francia.

Cette présence fantomatique de la protagoniste contraste avec le jeu mental et linguistique déployé par l'auteure quand elle revêt les habits et l'esprit des clients. Dans ces chapitres condensés (grosso modo, le temps d'une passe), nous sommes dans chacun de ces clients, nous pénétrons leur for intérieur. Certes, faire le même exercice de style avec une prostituée trans colombienne est autrement plus difficile. Il y a un abîme linguistique, culturel et social avec une personne subissant une oppression de classe/sexe/race. Et puis, de quel droit ? Et comment procéder lorsqu'il y a de tel écarts, lorsque l'autre n'a pas accès à la même langue ? Pour autant, est-ce que Francia est utilisée par l'auteure ? Pour son plaisir narcissique ou pour sa cause ? Et le lecteur ? Est-il tel un client déboursant la somme du livre pour exciter sa soif d'exotisme ?

Je pense que la démarche de Nancy Houston est pleine d'empathie, mais la seule empathie ne suffit pas à combler la distance sidérale qui sépare le monde d'un écrivain à succès et une trans du Bois de Boulogne. Il est plus facile d'imaginer une liste de clients —ceux-ci serviront par moments à envoyer des piques politiques (un flic arabe qui vient chercher la trans noire, un conseiller de ministre anti Gilets Jaunes et fréquentant les trans latinas…) que de se mettre dans la peau de Francia.

Pourtant, le travail de documentation est sérieux. La Colombie, son brouhaha, son catholicisme, ses strates socio-économiques sont là. La violence est également présente, ainsi que le viol sur mineur et l'inceste. (La famille est bel et bien un lieu de haut risque pour un grand nombre d'enfants colombiens : 42% des violences sexuelles déclarées dans le pays sont commises sur des enfants de 10-14 ans, en général par des membres masculins de leur famille, et 4 700 filles de 10-14 ans ont été mères en 2021).

L'auteure évoque également la violence dans le monde de la prostitution. Une page est consacrée aux amies de Francia mortes : « Dona qui buvait trop, retrouvée la tête dans le caniveau, Ekaterina qu'on a retrouvée brûlée vive, Iulia poignardée parce qu'elle a refusé la passe sans capote, d'autres copines étranglées par des clients psychotiques, d'autres encore ravagées par l'alcool, la coke ou le sida (p. 265). de fait, la violence dans ce milieu a été soulignée par les chercheurs ayant travaillé sur le sujet (comme le sociologue Lilian Mathieu). Cette même violence a détourné un anthropologue, grand connaisseur des travestis au Brésil, Don Kulick, de continuer à travailler avec les femmes trans en Italie.

Enfin, je souhaite revenir sur l'activité du travail du sexe. Certes, le livre n'est pas un essai sociologique. Néanmoins, il y a très peu de commentaires sur le fait que la grande majorité des femmes qui exercent la prostitution de rue sont des migrantes. C'est le cas en France comme dans la plupart des pays européens. Il n'y a pas de réflexion, non plus, sur le fait que les femmes trans latino-américaines sont surreprésentées dans le monde de la prostitution, que ce soit en France, en Europe ou en Amérique latine.

Intéressée par cette absence de réflexion sur ce sujet, alors que Nancy Houston veut véritablement comprendre les tenants et les aboutissants de sa protagoniste, j'ai voulu en savoir plus sur sa démarche intellectuelle. Or, en la lisant ou en l'écoutant dans ses interviews ou rencontres pour faire connaître son nouveau livre, Nancy Houston livre une vision qui m'a permis de comprendre mieux ses points aveugles. En effet, la romancière explique le recours à la prostitution des hommes par leurs pulsions sexuelles irrépressibles ; elle affirme que les travailleuses du sexe remplissent une fonction importante au sein de la société, à savoir contenir le nombre de viols ; selon elle, des études scientifiques montrent que partout dans le monde où on pénalise les clients, le taux de viols augmente.

Plusieurs de ces arguments n'appartiennent pas à la sphère scientifique mais sont relayés comme tels par des militants, ou relèvent d'un courant extrêmement idéologique et contesté (la sociobiologie). Ainsi, la grossière équation « plus de prostitution = moins de viols » n'a en réalité aucune assise scientifique. La quantification des agressions sexuelles et des viols est un travail fin, de longue haleine, et les chercheurs ne font pas de telles corrélations.

Par ailleurs, le « désir irrépressible des hommes » est davantage un vieux préjugé qu'une loi de la nature. Si on veut trouver une explication à ce phénomène social, le recours masculin à la prostitution, on ferait mieux de relire les théoriciennes qui déclinent les multiples visages de la civilisation patriarcale (comme l'anthropologue Colette Guillaumin), ou les travaux sur la rigidité des rôles de sexe et le lien à la prostitution (voir « Violences sexuelles et prostitution dans la société patriarcale », de Suzanne Képès). Quant aux clients, il vaudrait mieux lire les conclusions des études menées en France avec eux (on y apprend, par exemple, qu'une large majorité des hommes enquêtés n'éprouve pas de plaisir avec les prostituées).

Malheureusement, les propos de Nancy Houston pour assurer la promotion de son livre réduisent le personnage de Francia à une sorte d'archétype : une trans colombienne prostituée dont l'existence est nécessaire pour garantir la paix dans les foyers. Ces propos problématiques me semblent se refléter également dans l'effacement du personnage central de son roman et dans son absence de questions sur sa vie toute tracée de travailleuse du sexe. C'est dans ce sens que je souhaite relayer la question qui m'a été posée au Canada par une femme trans latino-américaine, travailleuse du sexe : « Dites-moi, vous qui venez d'Europe et d'Amérique latine : est-ce que le seul boulot pour nous, dans ces pays, c'est aussi le travail du sexe ? »

En conclusion de ce texte, je souhaite partager trois de mes articles qui permettent d'aller plus loin dans la connaissance du milieu décrit par Nancy Houston dans son roman. Dans chacun d'entre eux il y a de nombreuses références sociologiques, anthropologiques, littéraires, films et rapports officiels :

Mon article « L'imbrication classe et sexe à l'oeuvre : parcours identitaires et migratoires chez les personnes trans MtF latino-américaines » cherche à comprendre quelles sont les normes relatives au gente du milieu d'origine de cette population. Sont abordés des thèmes tels que la surreprésentation des trans latino-américaines dans la prostitution et leur parcours migratoire.
Mon article « Je vis ici, mais je ne compte plus les années » trace les trajectoires des femmes trans latino-américaines. Je commente un livre écrit dans une prison italienne par un militant politique et une femme trans brésilienne, devenu un best-seller en Italie et au Brésil.
Dans « Migration, travail du sexe et centralité de la violence », j'aborde la violence patriarcale en Colombie, du point de vue de femmes migrantes exerçant la prostitution en Espagne.
Lien : https://blogs.mediapart.fr/o..
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