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Critique de PatrickCasimir


J'ai entendu dire, il y a longtemps, lors d'un débat télévisé ou bien d'une intervention d'historien, je ne sais plus, à vrai dire, que si Hitler avait été reçu au conservatoire des beaux arts de Vienne, sans doute ne serait-il pas devenu le führer, avec les conséquences qui ont suivi.
C'est une réflexion qui peut s'appliquer à chacun d'entre nous, en réalité. Le hasard, les circonstances influencent le parcours et le destin des êtres.
Réflexion banale en définitive qui laisseraient entendre que ces mêmes hasards et circonstances déterminent nos choix de vie et nos valeurs. Mais lorsque le destin, ainsi modelé fortuitement, est à l'origine de pages d'histoire sanglantes comme toutes les pages de l'Histoire, on peut comprendre que l'on soit tenté de poser la question, même si celle-ci est parfaitement inutile. L'Histoire est l'Histoire, on n'y peut rien changer...
Malgré tout, cette réflexion appelle les interrogations suivantes  : Avons-nous un libre arbitre ? Je crois que oui. Peut-il être influencé par les circonstances ? Je le crois aussi. Avons-nous le choix de nos actes, malgré ces influences  ? Je pense que nous avons toujours le choix.
Pourtant, il y a la Nécessité et, sans doute aussi, des facteurs de surdétermination qui conduisent presque fatalement à une action, à une situation, contraignant, ainsi, l'individu. Cependant, si la Nécessité fait le nécessiteux voleur pour se nourrir, celle-là n'implique pas que celui-ci doive tuer pour voler.
Nancy Houston est une écrivaine qui écrit de magnifiques ouvrages. Avec Les lèvres de pierre, elle nous propose une histoire construite audacieusement  : les destins croisés de Saloth Sâr et de Dorrit, destins façonnés par le hasard et les circonstances.
Je ne sais pas si j'ai bien compris la thèse de l'auteure, mais si le joli et efféminé Sâr n'avait pas été contrarié dans son éducation bouddhiste du monastère du Wat Botum Vaddei, ni continué à subir les vexations familiales suivies d'humiliations coloniales de toute nature, peut-être ne se serait-il pas passionné, lors de son séjour parisien, pour le communisme extrême, celui qui conduit à faire table rase du passé, des livres, de la culture et à moissonner les êtres humains comme le blé.
Malgré ce parcours d'échecs et d'humiliation, il n'y avait aucune nécessité à ce que Sâr devînt Pol Pot et pourtant, à lire Les lèvres de pierre, c'est comme si son destin au sourire du Bouddha avait été tout tracé.
D'un autre côté, plus modestement, à l'époque où la guerre du Viêt-Nam (et du Cambodge) fait rage, Dorrit aborde le sommet de son adolescence (15 ans) dans la gêne financière familiale, avec les frustrations professionnelles paternelles, le départ de sa mère, les déménagements et surtout, subjuguée par ses premiers émois en compagnie de son professeur de littérature de 10 ans son aîné.
La suite de son parcours devient chaotique : violence physique de son amant, source d'un immense traumatisme, quoiqu'elle ait été consentie, expérience éphémère de la prostitution dans un salon de massage pour quelques dollars, afin de payer ses études, propositions d'hommes d'avoir à tenir un bar les seins nus, avances facilement acceptées d'hommes, amants multiples, période d'anorexie pour se conformer au canon masculin, puis, exil.
Exil qui ne dira son nom que plus tard dans le Paris des années 70, post soixante-huitard où elle est immergée dans l'atmosphère et la pensée de la gauche révolutionnaire plutôt pour se montrer à la hauteur de ses fréquentations parisiennes que par conviction, dans un premier temps.
En tout cas cette ambiance contribue à son éducation politique et elle croit être devenue marxiste révolutionnaire. Elle prend conscience néanmoins de sa condition de femme, proie éternelle du mâle alpha, et elle se révolte, par l'écriture, le militantisme féministe, parfois les rencontres saphiques. Le féminisme montre assez que l'homme est parfaitement inutile à la femme.
Voilà donc un parcours dont chaque étape semble résulter de circonstances, mais aussi, d'une certaine fragilité psychologique qui la conduisent à se soumettre aux décisions des mâles alpha qu'elle rencontre. Pourtant, n'avait-elle pas le choix ? Les choses devaient-elles absolument se passer ainsi ?
Vient le moment où elle prend son destin en main, devient, certes, épouse, mère et grand mère, mais surtout une écrivaine à la plume furieuse, acérée, qui lui permet "de torturer, et de tuer, "comme bon lui semble et j'ajouterai, de défendre furieusement les femmes, tout en gardant ce sourire "de pierre", protection dont Sâr ne se départait jamais...
Justement, pourquoi, Sâr ? Quel rapport entre un génocidaire marqueur important de l'histoire du XXème siècle et une écrivaine, certes connue, mais dont la sphère d'influence est sans rapport avec celle de Pol Pot ? Ce qu'elle appelle l'écart !
N'y a t-il donc pas prétention à oser cette comparaison et ce parallèle ? L'auteur s'en explique et se justifie dans les premières pages du livre.
Ce n'est pas la première fois qu'elle écrit des récits à caractère autobiographique (ou autofictionnel comme on dit parfois, ce qui autorise des écarts par rapport à la réalité) ; Dorrit, dit-elle, c'est son alter ego littéraire, le double de Nancy.
Cependant, j'ai le sentiment ici que la difficulté qu'elle énonce, d'avoir à écrire un récit sur ce Cambodge martyrisé, après un voyage sur place a été levée, comme fortuitement, par révélation.
En effet, en étudiant de manière approfondie le parcours de Sâr, de son enfance aux maquis cambodgiens, elle s'aperçoit qu'il y a une certaine convergence, des coïncidences, des points de contact entre le cheminement de celui-ci et celui de Dorrit, à un moment de l'histoire du XXème siècle où les deux êtres accomplissaient leur si différent destin, à la même époque. Il y a là une découverte qui tient presque de la sérendipité.
Voilà donc la justification de la structure du récit dont les pages décrivent les étapes façonnées par les circonstances et qui semblent conduire comme par fatalité à un dénouement toujours provisoire.
En effet, libre arbitre ou détermination, on ne peut nier que chacune de nos décisions à toutes les étapes de notre existence, contribue à donner son caractère singulier à l'édifice humain, jamais achevé, (sinon par la mort) que constitue chaque individu.
Nancy allias Dorrit à la plume merveilleuse. Un très bon
récit !
Pat.




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