Nous avons tous notre histoire, dont chaque élément contribue à faire de nous ce que nous sommes et devenons jour après jour.
La compassion est sans doute un des sentiments les plus nobles qui puissent animer un homme, conclut le voyageur avec un sérieux inattendu, après qu’Émile ait fait part de son émotion à la découverte de la misère dans laquelle se débattent Oscar et ses sœurs. Notez bien que j’ai dit la compassion, pas la pitié !
Quel choc ce serait pour elle de découvrir enfin son visage après toutes ces années ! Et quelle joie pour son grand-père de voir réunies au complet les trois générations de Iltis sous le toit de la ferme familiale !
Il regrette déjà cette rencontre. Lui qui cherche par tous les moyens à oublier ces années de peine et d’angoisse, a toujours soigneusement évité les retrouvailles susceptibles de donner lieu à des récits de faits d’armes, où la vanité le dispute souvent à l’exagération.
Sa force herculéenne, que la guerre n’avait pas entamée, en avait fait un manutentionnaire tout désigné. Il portait dix heures par jour, six jours sur sept, d’énormes rouleaux d’étoffe qu’il fallait descendre des métiers pour les empiler sur des chariots, que les magasiniers poussaient jusqu’à l’entrepôt où ils attendaient d’être livrés.
Même s’il n’avait pas le grand âge et la barbe blanche d’un patriarche, on venait souvent le consulter avant de prendre une décision importante. Il possédait un solide bon sens et savait se mettre à la place de chacun pour le conseiller au mieux de ses intérêts. Martin était aussi un visionnaire.
Malgré sa grande ignorance, le jeune marcaire sent confusément que la clé de l’existence se trouve quelque part dans le vaste pays inconnu qu’est le corps, et plus encore l’âme de la femme. Quels pouvoirs ont donc ces êtres étranges, capables de donner la vie et d’ensorceler les hommes ? Plus il y repense, plus Émile est persuadé de tomber peu à peu sous l’emprise d’un sort jeté par Emma, qui va lui coûter sa liberté, voire même davantage. Il croit qu’il lui faudra souffrir, et que cette souffrance sera le prix à payer pour percer le grand mystère de l’Amour.
Certes, il allait sur ses vingt-quatre ans. Beaucoup de jeunes gens de son âge avaient déjà pris femme. Sa sœur Lisel s’était mariée à vingt ans. Elle attendait son deuxième enfant. Elle était partie vivre dans la ferme de son mari, du côté de Wasserbourg. Émile et elle ne se voyaient plus guère qu’au marché, ou aux fêtes de village.
Son coeur battait fort. Pas seulement à cause de la pente. Une fièvre étrange semblait s’être emparée de lui, faisant trembler ses mains et flageoler ses jambes si alertes d’ordinaire, malgré la douleur de sa blessure de guerre.