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Critique de A_Hogrel


C'est une chose bien rare que de trouver un livre absolument formidable, tout en étant bien en peine d'en raconter l'essence à celles et à ceux auprès de qui vous en faîtes l'éloge. C'est une chose bien rare et bien précieuse. Les vestiges du jour est de ces livres qui nous emportent dans un monde à part et pourtant familier. C'est un monde de Beauté et d'intelligence. Un monde qui paraît nôtre et qui, pourtant, se meut dans l'éther de nos sublimes. C'est le monde des Idées de Platon. de notre caverne, nous ne pouvons qu'aspirer avec ravissement un air frais et nouveau, le temps de quelques centaines de pages.

Cet air frais et nouveau nous est offert par M Kazuo Ishiguro, dans un récit dont l'ossature tient en peu de mots : Mr. Stevens, majordome dans l'une des plus prestigieuses maisons anglaises, s'extirpe de son uniforme le temps d'un voyage de quatre jours, qui a pour finalité la visite à l'une de ses anciennes collègues, Mrs. Kenton. Tout en découvrant l'émouvante campagne anglaise, il n'a de cesse de revenir sur les différents tournants de sa vie, à la lumière de la question suivante : “qu'est-ce qu'un “grand” majordome ?” Et de se demander : qu'est-ce que la “dignité”? Nous nous retrouvons alors emportés dans les souvenirs du narrateur, dont les pensées nous parviennent avec une sincérité déconcertante et pourtant sans inconvenance aucune. Car Mr. Stevens prend bien soin de ne jamais froisser son interlocuteur. Son univers est un univers calfeutré, répondant exactement au plan d'organisation qu'il lui a assigné ; ainsi de Darlington Hall, la demeure de Sa Seigneurerie. Tout y est et doit rester parfaitement “digne”.

Pourtant, des fêlures apparaissent doucement dans les raisonnements de Mr. Stevens. de toutes petites fêlures, qui, loin de faire éclater le vase de sa vie en mille morceaux, lui donnent un aspect patiné, empli de souvenirs et de nostalgie. Et c'est, pour nous, lecteurs, une émotion indicible de lire cet homme enfermé dans son velours, qui réalise confusément le gâchis qui a (peut-être) été fait de sa vie - et de celle de la femme qu'il aimait et qui l'aimait - pour un concept vain. Les larmes sont proches face à ces mots emprunts d'humilité : “En vérité - pourquoi ne pas le reconnaître ? - à cet instant précis, j'ai eu le coeur brisé ”.

Mais le tour de force de M Kazuo Ishiguro réside dans sa facilité à construire cette “petite” histoire en filigrane de la Grande. Car dans l'Europe de l‘entre-deux guerres, sa Seigneurie joue un rôle, limpide semble-t-il au premier coup d'oeil, et pourtant terriblement ambigu, dans le rapprochement du gouvernement anglais avec les nazis. M Kazuo Ishiguro construit ainsi un roman original, dont le développement aurait sans doute paru d'un ennui profond sous une autre plume. Lui seul sait broder les mots avec cette élégance discrète, qui nous assure de la richesse de l'ouvrage bien plus que ne le ferait un étalage vulgaire de tournures baroques. Et c'est un sentiment d'intelligence profonde qui nous guide à travers les pages, sous les apparences d'évidence, dans un dédale d'erreurs, de doutes et de sentiments : bref, dans un dédale humain.

Il existe sans doute bien des manières de décrire un “grand” écrivain. Si l'on en croit Mr. Stevens, la “dignité” serait assurément de ses attributs. Pour ma part, la grandeur d'un écrivain pourrait bien résider dans sa faculté à transformer en gemme l'évènement le plus insignifiant. Ce sont ces écrivains dont nous sommes en peine de résumer les romans : leurs discours nous parviennent le plus naturellement du monde, comme un air de clarinette qui nous viendrait dans la douce tiédeur d'un soir d'été. Et, attablé à une table en fer, nous observons avec délice le jardin que la même main a créé. “Il me semble”, comme dirait Mr. Stevens, qu'alors nous prenons pleinement conscience de l'intelligence humaine, réminiscence d'un art oublié. Et soudain, nous sommes sages.
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