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Critique de oblo


oblo
21 février 2023
Les seizième et dix-septième albums de la série Blake et Mortimer constituent un double album dont la parution remonte aux années 2003 et 2004. Au coeur de leur intrigue est une menace qui plane sur l'Exposition Universelle de Bruxelles, en 1958. Dédié aux sciences et à la culture, cet événement pacifiste accueille les pavillons de nombreux pays du monde, depuis les deux superpuissances que sont les États-Unis et l'URSS jusqu'aux nations européennes, en passant, évidemment, par les nouveaux pays libérés du joug de la colonisation (le Congo par exemple). Les Britanniques, en collaboration avec l'Inde, ont mis en place une expérience scientifique inédite, qui propose de relier en temps réel, grâce à des ondes radios, le pavillon bruxellois aux bases indo-britanniques du sixième continent, l'Antarctique. Mais cette expérience, supervisée par le professeur Mortimer lui-même, est en réalité utilisée par un obscur personnage qui, sous les traits de l'antique empereur Açoka, est déterminé à utiliser les ondes radios pour de biens sombres desseins. Cette aventure, qui visite quatre continents - l'Antarctique, l'Asie, l'Afrique et l'Europe -, se réclame résolument de la série d'E. P. Jacobs, qu'elle densifie, tout en lui apportant, une fois n'est pas coutume, une dimension politique intéressante. le double album fait toutefois la part belle à l'action, grâce à une rythme narratif marqué par les retournements de situation (par les traîtrises supposées et les traîtrises surprises), un jeu sur le rôle et l'identité des personnages (en premier lieu, Açoka et Olrik) et une patte graphique qui rassure le lecteur fidèle de la série. L'Inde, notamment, est alors le prétexte à de superbes planches qui mettent en valeur les soleils couchants ou encore les contreforts forestiers de l'Himalaya.

A bien des égards, Les sarcophages d'Açoka s'inscrivent pleinement dans l'univers de la série Blake et Mortimer. D'abord parce que les références aux autres albums sont nombreuses : des personnages vus dans d'autres albums apparaissent et campent des rôles principaux ou secondaires. Ainsi le major Varitch, croisé dans La machination Voronov, qui est le contact soviétique d'Açoka ; ainsi le professeur Ramirez, aperçu dans L'étrange rendez-vous ; ainsi le professeur Labrousse, qui tient un rôle déterminant dans ce double album et que l'on avait vu dans S.O.S. Météores. Tissant ainsi des liens avec les autres albums de la série, Les sarcophages d'Açoka densifie la série, lui faisant gagner en cohérence. Là où la série gagne en densité avec ce double album, c'est, bien-sûr, avec l'exploration de la jeunesse indienne du professeur Mortimer et celle du capitaine Blake. Mortimer a grandi dans le nord de l'Inde, à Simla, où son père était médecin militaire. Blake lui doit d'être sauvé d'un lynchage alors qu'il rend visite à son propre père, colonel dans l'armée britannique. le retour de Mortimer dans le pays de son enfance, à la veille de la guerre, est certes l'occasion de voir le futur professeur en jeune homme de bonne famille, soumis aux ordres de son père - dont il se démarquera justement en adoptant sa barbe typique - et aux affres de la jeunesse : l'amour, fugace et dramatique, qu'il connaît avec la princesse Gita - la fille d'Açoka : cette romance tragique est à l'origine de la haine tenace que lui vouera Açoka, reprochant à Mortimer d'avoir causé la mort de sa fille -, l'amitié déçue avec Sushil, la rébellion quant à l'état du monde, et notamment quant au traitement réservé par les Britanniques aux Indiens.

Là est sans doute l'originalité des Sarcophages d'Açoka : le double album prend un écho résolument politique. de cette jeunesse indienne, il ressort effectivement cette grande inégalité de traitement entre les Britanniques et les Indiens. Les jeunes Blake et Mortimer s'en rendent vite compte, et cela leur paraît insupportable. Comment expliquer sinon qu'à la fête d'anniversaire de Philip Mortimer, fête organisée par ses parents, aucun de ses amis d'enfance indiens ne soit présent ? Les Indiens, comme d'autres populations colonisées dans le monde, sont les dominés des sociétés coloniales, et d'aucuns veulent changer cela. Gandhi, par la non-violence, est le reflet inversé d'Açoka, qui appelle aux actes de violence contre les Britanniques en particulier, et les Occidentaux en général. Cette inégalité dans les rapports selon la couleur de peau - qu'on dénommera aisément racisme - éloigne les amis même les plus proches : ainsi Mortimer et Sushil, qui symbolisent à eux deux leur pays, le Royaume-Uni et l'Inde, dont l'éloignement idéologique conduit à la fin des amitiés. La décolonisation, événement historique de l'après-guerre, rencontre dans ce double album la Guerre Froide naissante, dont le tiers-monde est une conséquence et l'Inde une figure de proue. Açoka, comme Gandhi, apparaît comme une figure historique - certes fictionnelle - majeure de cette Inde nouvellement indépendante ; les deux dénoncent l'exploitation des ressources des pays d'Asie et d'Afrique par les antiques puissances coloniales - ainsi l'uranium congolais nécessaire aux fameux sarcophages -, cependant que cette exploitation, cela est dit de façon sous-jacente par la révélation des desseins bien sombres d'Açoka, semble toujours être réalisée pour des fins bien peu honorables.

Le double album exploite d'autres thèmes, notamment ceux liés à la science qui ont fait la renommée de la série. D'abord les sarcophages du titre, qui sont à proprement parler des tombeaux renfermant le corps - et non l'esprit, qui vadrouille lui sur les ondes - du malheureux Olrik, lequel se retrouve dans la position bien étonnante d'être obligé de faire le mal pour sauver sa peau. Cette position lui vaudra d'ailleurs de devoir nouer un alliance fort inattendue. Ces sarcophages permettent ainsi de projeter les ondes du cerveau du cobaye dans le monde physique des ondes électriques, et d'occasionner ainsi de terribles dégâts, notamment, pour commencer, sur les pavillons soviétiques et américains de l'Exposition Universelle. Deuxièmement, cette thématique de la science-fiction se retrouver dans le Subglacior, mis au point par le professeur Labrousse, lequel véhicule permet de circuler au coeur de la glace antarctique. Enfin, l'émetteur que transporter Mortimer fait furieusement penser à un téléphone portable, lequel permet, à ses dépens, la géolocalisation du professeur britannique. Il ne manquait plus à ce double album, pour qu'il soit parfaitement complet, de faire un clin d'oeil à la capitale mondiale de la bande-dessinée, Bruxelles, qui met à l'honneur, sur ses murs, les grandes oeuvres du neuvième art. Quelques sentences bien senties relatives à une ville qu'il faut apprendre à découvrir pour en trouver les richesses finissent de nous convaincre : Les sarcophages du sixième continent a tous les ingrédients pour être un bon Blake et Mortimer, mais aussi une bonne bande-dessinée.
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