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Critique de Marujaa


Comment parler d'une claque littéraire ? de ces lectures dont on ne se remet pas facilement ? de celles qui nous accompagnent toujours un peu et dont la marque ne veut pas s'atténuer ?

Je pourrai déjà parler de l'histoire du roman, de son synopsis faussement simple. le narrateur, Pisteur, possède un don, celui d'avoir du nez, de pouvoir sentir, littéralement, toute personne ou chose, à des kilomètres à la ronde. Tout ce qui passe sous son nez reste gravé dans ses sens, et il peut ainsi pister, chasser, traquer. C'est précisément pour ce don qu'il est mandaté, lui et d'autres personnages haut-en-couleurs, pour une quête énigmatique : rechercher un petit garçon, disparu il y a quelques années. Mais cette mission se révèle bien plus profonde et tortueuse qu'elle ne le laisse présager, et Pisteur et ses compagnons de fortune participeront, malgré eux, à une quête d'une ampleur titanesque qui les dépassent tous.

Léopard Noir, Loup Rouge, c'est l'histoire d'un monde. Marlon James construit une fable démesurée, une mythologie dantesque dans une Afrique fantastique. le bestiaire est grouillant, et on est autant curieux que dérangé devant la foule de créatures et personnages qui le composent. Les nécromanciens, les enfants hors-normes, les monstres cannibales, les métamorphes, les (anti)sorcières, les esprits, les géants, mais aussi les cités imprenables, les royaumes inexplorés, les griots et leurs histoires disparues, les obscurs mercenaires…On pressent que ce roman ne dévoile qu'une partie du monde grisant échafaudé par l'auteur.

C'est aussi l'histoire d'une langue et d'une écriture. le récit ne se laisse pas facilement apprivoiser, il faut lutter pour être happé dedans. La lecture n'est pas aisée, autant par le style foisonnant de l'auteur que son écriture dense, poétique et sale à la fois. La multiplicité des personnages et des récits dans des récits eux-mêmes enchâssés dans des récits…On s'y perd, et c'est ce que Marlon James semble chercher. le rythme est dense, les descriptions, actions et dialogues s'amoncellent. La jungle des mots est éreintante et laborieuse. Mais, peu à peu, on s'habitue à sa compacité et à sa masse, et on s'immerge de plus en plus dans ce paysage littéraire, en découvrant les couleurs, inédites, de son paysage. Les mots filent, laissent entrevoir et comprendre. Les phrases rayonnent, fusent, et font entendre l'écho de celles qui ne sont pas prononcées. le dévoilement du récit est partiel, haché, et le silence de ce qui est laissé en suspend devient assourdissant.

Léopard Noir, Loup Rouge, c'est l'histoire de la violence. Gore, sanglante, sale, écoeurante. La violence qui fait grimacer de dégout, celle que l'on préférait ne pas avoir découvert. La mort, torrentielle et brusque, est partout. On la sent à chaque détour de phrases, on la redoute tout en s'accoutumant à sa présence continuelle. Sadisme, tuerie, barbarie sont dépeints dans une jubilation perturbante. La bestialité enfin, comme un des fils rouges de ce roman. La sexualité, constante, est débridée et explosive, suinte des pages que l'on aimerait parfois refermer tant elles deviennent dérangeantes. La violence est physique, psychologique, sexuelle, verbale. Les coups sont aussi des mots. Les personnages se boxent par leur verve, dans un enchainement de punchlines dont on ne sort qu'essoufflé. le langage est cru, incisif, et il ne nous ménage pas. le récit raconte la violence, constitutive de la société et des personnages qui la composent. Pour parler de ce monde, il faut dire la violence, semble nous dire ici Marlon James.

C'est enfin l'histoire de l'identité. Celle que l'on cherche, celle que l'on a, que l'on pense avoir et que l'on aimerait acquérir. Une identité totale, celle qui fait que l'on comble notre existence, qui lui donne un sens, plus grand que notre vie elle-même. Pisteur cherche et se cherche, dans sa famille, dans son lignage, dans son héritage, dans son genre, dans sa capacité à aimer, à être complet. C'est la quête de l'identité d'un homme, de sa légitimité et de ce qui fonde son humanité. Cette quête se reflète alors dans tout le reste du récit, à toutes les échelles : personnages et royaumes cherchent à se comprendre et démontrer de leur légitimité face aux autres. S'il chasse pour accomplir sa mission, Pisteur traque aussi ce qui lui manque et ce qu'il désire, ce qu'il veut être et ce qu'il craint de perdre. Tout au long de ces centaines de pages, on l'accompagne dans sa découverte de lui-même, de son monde, de ce qu'il cherche à construire et de ce qu'il perd. L'histoire commence de la fin, du moment où Pisteur, emprisonné, est questionné par l'Inquisiteur. le Pisteur qui nous raconte son histoire connait son identité, ce qu'il a cherché, trouvé, et perdu, et c'est finalement ce qu'il nous conte tout au long de son récit.

Difficile désormais de trouver les mots justes pour conclure cette chronique. Léopard Noir, Loup Rouge à été une lecture exigeante, parfois laborieuse, mais surtout jubilatoire et bouleversante. Il fait partie de mes chefs d'oeuvres, de ces romans qui me marquent au fer rouge. Il est une ode à la littérature, à l'imagination, à l'amour de la liberté de la langue, à la puissance des mots.
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