Mais Gerda ne dispensait pas ses faveurs en se fondant uniquement sur les apparences, et elle était bien plus qu'une fille que l'on regardait avec les yeux hors de la tête. Elle était même quelque chose de trop sérieux pour ceux qui l'aimaient (...) (p. 59)
Il avait été fasciné par la désinvolture avec laquelle elle savait choisir ses sujets, avait admiré sa rapidité et son instinct de photographe, mais il ne l'avait jamais vue couvrir une bataille ou un bombardement. Autant dire que lui aussi ne connaissait cet aspect de Gerda que par images interposées : les images qu'elle-même lui commentait en étalant ses carnets de planches-contacts à chaque rencontre, et puis le personnage évoqué par le ton de camaraderie avec lequel la saluaient les hommes de tout grade, son courage formidable, la familiarité avec laquelle ils l'appelaient pequena rubia, petite blonde.
Cette mort absurde détonnait si férocement par rapport à l'engagement de Gerda en faveur de la vie. Outre le choc et le deuil, ce malheur avait été pour eux tous un signal d'alarme des plus violents. (p. 113)
Elle traînait avec elle l'appareil photo, la caméra, le trépied sur des kilomètres. Ted Allan a raconté que ses derniers mots avaient été pour demander si ses rouleaux étaient intacts. Elle photographiait en rafale au milieu de la confusion, son petit Leica au-dessus de la tête, comme s'il la protégeait des bombardements.
Elle retournait à Madrid, Valence, Barcelone, poursuit Ruth. Elle remettait ses escarpins à talons, son rouge à lèvres et son sourire. Elle rentrait à Paris et apparaissait comme la Gerda de toujours, joyeuse et enthousiaste, et elle parlait de l'Espagne, oui, faisant allusion aux horreurs qu'elle avait vues, dans la fougue de ses comptes-rendus aventureux : les exactions commises par les troupes marocaines, les gens épuisés, le paysage surréel façonné par les bombes. Mais tout cela, c'étaient des mots lancés pour la bonne cause, de même que ses photos. La solidarité internationale devait faire entendre, haut et fort, que la non-intervention était un crime. Voilà ce quelle disait, Gerda Taro, et je la comprends.
Et puis cette étrangère qui-tu le comprenais tout de suite- avait été une senorita aux mains délicates et qui aurait pu rester à Paris pour immortaliser les actrices et les mannequins les plus élégants alors qu'elle est venue les photographier , elles qui apprenaient à tirer sur la plage. En plus, elle les admirait, on aurait presque dit qu'elle les enviait un peu. Et maintenant elle est morte en soldat pendant qu'elles s'éreintent à l'usine, puis se démènent pour chercher à manger, mais elles sont toujours vivantes. Ce n'est pas juste. Qu'ils crèvent en enfer, les fascistes . (Prologue, p. 17)
-Qu'est-ce que tu veux, avait rétorqué Gerda, satisfaite, si le communisme au cinéma est un peu rasoir, les réactionnaires l'emporteront toujours (...)
Mieux valait en rire : alors comme après, à Leipzig comme à Paris. Mieux valait ôter de la gravité au malheur que de se retrouver piégé dans des discussions rendues absurdes par la suppression hitlérienne de toute la gauche, discussions qui, toutefois, s'enflammaient partout: dans les associations et rédactions en exil (...) (p. 70)
Mais la résistance et la dureté de Gerda étaient faites d'une autre pâte : ni guerrière ni mortuaire. Vivre coûte que coûte, mais pas à n'importe quel prix, Gerda le désirait plus que tous les autres réunis. (p. 163)
"Vous comprenez vous aussi à quel point mon Leica est utile à la cause, n'est-ce-pas ?" avait-elle conclu avec un sourire désarmant . (p. 76)
Une photographe est morte, alors qu'elle était venue de loin pour immortaliser la lutte du peuple espagnol : un exemple de valeur tel que le général Enrique Lister s'est incliné devant son cercueil et que le poète Rafael Alberti a dédié les paroles les plus solennelles à la camarade Gerda Taro. (prologue p. 15)