Mécanique d'un homme heureux

[…] il n’est pas si difficile d’être heureux ; je pense même qu’il faut faire plus d’efforts pour être malheureux que pour être heureux. Pour atteindre le bonheur, il suffit de le concevoir comme le mécanisme d’une montre à ressort.

Regina était mince de constitution. Diva Tarcisia, quant à elle, est un os molletonné qui ne laisse en rien deviner le nombre de tonneaux d’orge convertie en scotch qu’elle a bus dans sa vie.

Non, pour elles, c’était [la culture] précisément le contraire de cette sensibilité, de ce langage intérieur. C’était un vernis, quelque chose d’extérieur, de superposé à l’épiderme et dont le destin était d’être exhibé comme un bijou ou un vêtement. Si, par exemple, il y avait une exposition de Picasso à Paris ou à New York, l’une d’elles proposait une excursion culturelle en compagnie d’un professeur qui leur vaporisait trois ou cinq heures de Picasso lors de leur semaine de shopping et d’adultère occasionnel.

Aucune d’entre elles ne s’intéressait à Picasso et ce léger hâle de Picasso, ce bain aux arômes de Picasso, ne transformerait l’âme d’aucune de ces dames à chéquier.

La plupart des bêtises commises par Regina tout au long de sa vie ne furent pas les siennes à proprement parler ; c’était une femme plutôt sensée, pleine de bon sens, je veux dire. Non, ses inepties furent plutôt la conséquence de son obéissance aveugle aux exigences ridicules relevant de l’indispensable de nos jours.

J’aime les machines. Une machine, c’est machinal, prévisible. La durée de chacun de ses processus est constante, ses besoins sont connus, sa durée de vie calculée. Le langage qui existe pour décrire une machine, pour la monter et la démonter, n’est pas ambigu. Les problèmes avec le langage interviennent dès lors qu’il concerne les comportements humains.

J’ai questionné et j’ai appris. Et, comme il arrive toujours avec la pédagogie, mon apprentissage ne concerna pas la réponse que l’on me fit, mais quelque chose de bien plus profond et de bien plus utile.

Mener un dialogue intérieur, s’exercer à la réflexion intime vous conduit fatalement au mensonge. Nous savons tous que nous mentons de différentes manières, et que parfois nos mensonges sont involontaires, prononcés avec bonne foi et intention de dire la vérité. Néanmoins, il faut avoir suffisamment de conflits intérieurs, de pensées antagonistes — certaines nous poursuivant depuis le berceau comme un atavisme, d’autres étant venues se glisser en nous de l’extérieur —, pour exercer pleinement notre capacité à mentir. Il est nécessaire d’avoir une vie intérieure pour mentir de façon délibérée, en pleine conscience. Savoir dans quelle mesure ce mensonge peut faire du mal est un autre sujet, mais je continue à penser qu’il est bien plus profitable, finalement, de ne pas avoir de vie intérieure.
Soyons concrets. Sitôt que j’eus terminé mon assiette, mes assiettes, je sortis de table et trouvai un joli petit coin dans la pénombre, face au jardin illuminé. Je pris une chaise capitonnée et m’assis là à ruminer, activité pour laquelle je n’ai jamais été très doué.

Puisque la montre à ressort saute et s’arrête et puisque le temps coule, quand la montre donne-t-elle l’heure exacte ? Seulement quand elle saute ou seulement après avoir sauté ?

Pour le dire clairement, de quoi diable aurions-nous pu parler Regina et moi, s’il n’y avait pas eu Diva presque tous les soirs, à papoter devant nous une fourchette à la main ?

La grande réforme éducative serait peut-être d'apprendre à tous les individus à aimer leur travail. Cela ne me paraît pas difficile à atteindre. D'ailleurs, je trouve plus compliqué de faire son travail quand on ne déteste que lorsqu'on l'aime. L'avantage supplémentaire c'est qu'avec cet amour, on réussit à mieux faire son travail et à aiguiser sa curiosité.