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Critique de Erik35


UN HOMME EN COLÈRE.

Indubitablement Emad Jarar, alias Emad Erraja, est un homme en colère : en colère contre une certaine manière de considérer (d'enfermer) l'islam par l'islam lui-même, en colère contre ceux qui n'ont de cesse de contraindre cette religion - SA religion - dans des carcans indépassables, contre la bêtise des uns et la violence des autres, au nom d'Allah, contre tous ces insolubles éthiques, religieux, politiques, sociaux, métaphysiques, humanistes, tolérants et intimes que l'histoire ainsi qu'une conception faite presque uniquement de commandements, d'asservissement et d'interdits finissant par nier toute liberté de l'homme face à son Dieu, rendent proprement insupportable à un individu souhaitant être de plain-pied dans son temps.

Avant de poursuivre plus avant, il me faut indubitablement remercier tout à la fois Babelio ainsi que M. Emad Jarar pour cette Masse Critique spéciale à laquelle j'ai répondue, je l'avoue et l'assume, un peu sans y croire et, surtout, en craignant recevoir un ouvrage en aucun cas pas fait pour moi, celui-ci semblant d'évidence évoquer l'islam, en tant que religion, bien avant l'Islam vu comme grande civilisation (ne serait-ce qu'en regard de sa désormais longue histoire et du nombre de pays ainsi que d'êtres humains s'en réclamant encore aujourd'hui). Etant, à tout le moins, agnostique - je n'ose écrire athée, l'athéisme relevant, trop souvent, de cette hystérie qu'elle désapprouve par ailleurs, à savoir celle d'une véritable religion, avec ses clercs et ses dévots, ses anathèmes et ses obligations : très peu pour votre humble lecteur ! L'agnosticisme est bien plus intime, ce me semble, et sans revendication particulière si ce n'est que l'on me fiche la paix avec ces histoires de divinités, qu'elle fût unique ou multiple ! Ce qui ne signifie pas, en outre, que ces question religieuses ne m'intéressent pas, mais sous un angle plus sociologique que spirituel. Par ailleurs, j'avais rapidement compris que l'ouvrage envoyé serait l'un de ces représentants de plus en plus nombreux de cette vogue auto-éditrice. Il me faut avouer que, sans donner de satisfecit aveugle à quelque maison d'édition que ce fut (là comme ailleurs, il s'en trouve de sérieuses et d'autres, tant d'autres, qui ne font pas consciencieusement le boulot pour lequel elles sont payées), j'éprouve encore plus de difficultés, expériences multiples et systématiquement déçues à l'appui, à faire confiance a priori à un ouvrage dont le seul vrai relecteur, le seul critique définitif, le seul vrai "regard extérieur" (sic !) est celui de son créateur, c'est à dire une situation où l'auteur, quelque intelligent fut-il, est à la fois juge et partie.

Il me faut cependant avouer que, contrairement à de nombreux contre-exemples passés, les deux volumes qui me furent envoyés par M. Jarar étaient de très belle facture : une qualité de papier très agréable, une police de caractère des plus lisibles, une couverture qui, sans être forcément dans mes goûts habituels (j'ai une préférence pour les jaquettes simples, voire minimalistes), n'en était pas moins joliment trouvée. Cela ne s'annonçait, finalement, pas si mal ! Encore fallait-il que le fond soit du même tonneau. Là, malgré une sympathique mise en garde de l'auteur lui-même, par courrier, quant au contenu du premier volume (celui pour lequel je m'étais engagé), j'avoue avoir été plutôt agréablement surpris. Dans un premier temps.

En effet, bien loin d'être un simple roman, les deux premiers tiers de ce livre, pour aller vite et malgré quelques passages relevant du récit que l'on pressent d'ailleurs très autobiographique, sont avant tout une longue et passionnante description historique des premiers temps de l'islam, entremêlée d'une historiographie assez complète du Coran, de la Sunna et de tous les autres textes fondateurs et sacrés de la seconde religion monothéiste de la planète (en nombre de croyant recensés) - ce qui implique, par ailleurs, nombre de référents occidentaux, souvent chrétiens, puisque le sujet est très peu abordé au sein de l'Islam, le Coran étant, pour aller vite, incréé, cela règle le problème de son histoire propre -, sur laquelle se greffent toutes sortes de considérations relevant de la théologie, de la philologie, de la philosophie des religions (bien que l'Islam semble refuser toute forme de philosophie depuis le XIème siècle), ainsi que de théologie comparée (pour la raison que le narrateur de cette histoire est le fruit d'une double culture religieuse : musulman "de naissance" par son père mais sensibilisé à la culture chrétienne via le rite grec-melkite de sa mère et grâce à un prêtre très versé en toutes ces matières, mais avec grande délicatesse ainsi qu'un sens inné de la diplomatie, cette double formation religieuse du jeune Emad se déroulant en... Egypte !). le moins qu'on puisse en dire c'est que ces deux cent premières pages sont, malgré la foi affichée et sincère du narrateur - auteur ? -, il n'a à dire pis que pendre contre presque tout ce qui constitue la religion instillée par son prophète Muhammad (Mahomet pour nous autres, "associateurs" ou, pire, mécréants occidentaux !). Tout y passe, ou peu s'en faut : la violence presque sans concession de la seconde partie de l'existence du prophète, après la fuite de la Mecque pour Médine, et la subrogation des sourates plus anciennes au plus récentes ; le rôle quasi nul laissé aux femmes dans sa religion ("la musulmane" n'étant cité, selon ses affirmations, qu'une seule fois dans tout le Coran, alors qu'il y est sans cesse question du musulman au masculin) ; mais plus encore, c'est à la Sunna et aux traditions qui vont s'imposer au XIè et XIIè siècle qu'il s'en prend, frontalement. le narrateur va ainsi expliquer, sans détour, à quel point y sont dénié la liberté individuelle, la liberté de conscience, les rapports conscientisés du croyant à son dieu, etc. de la même manière nous est dépeint une religion qui, par son absence chronique d'auto-critique où, pour le moins, de redéfinition quasi permanente de ce qu'elle est, en conséquence de l'évolution du monde dans laquelle elle interagit - ce que concernant le catholicisme, par exemple, on va désigner par Théologie, dont on peut affirmer qu'elle est une matière très limitée dans l'Islam - est demeurée presque telle qu'en l'état où elle se trouvait il y a douze siècles, le Coran, ses enseignements et ses lois ne pouvant, par essence, jamais être remis en question. Il rappelle comme il est difficile, pour ne pas dire impossible, de séparer l'islam religieux de l'islam politique ; il redit à quel point c'est une foi objectivement conquérante (et pas seulement prosélyte) en définissant avec attention ce qu'est le Jihad, qui peut être "intérieur" ou "militaire", selon les sourates où il est décrit, mais en rappelant expressément qu'il n'y a pas un "type" de Jihad inférieur à l'autre, contrairement à ce que, selon le narrateur, nombre de savant religieux "rusés" (un des préceptes de l'Islam serait de savoir se faire malin, voire délibérément faux, pour montrer l'islam sous son meilleur jour auprès des non-musulmans) affirmeraient pour des motifs d'ordre quasi politique, en terre non islamisée.

Il serait vain de vouloir, en quelques lignes, résumer l'intégralité de ce tour d'horizon religieux que l'on peut, sans l'ombre d'un doute, qualifier de "à charge". On y sent cependant le dépit d'un homme fondamentalement croyant mais que la religion dans laquelle sa foi s'exprime ne satisfait pas pleinement, surtout à l'aune de son évolution personnelle, qui le fait s'envoler des rives méditerranéennes de l'Egypte vers les rives atlantiques des USA où il fera ses études supérieures ainsi que le début de sa carrière professionnelle dans les quartiers plutôt aisés du New-York des années 80.

Peu à peu, le récit - dont on peine vraiment à croire qu'il n'est autre qu'essentiellement autobiographique, malgré l'intitulé "Roman" sur la couverture, ainsi qu'un nom d'emprunt donné à son narrateur "Emad Erraja" (traduire : "Emad Espoir") qui partage un même prénom d'avec son concepteur ainsi qu'une sonorité patronymique vraiment proche, relevant presque de l'anagramme - prend le pas sur l'essai. Soyons honnête : c'est à partir de ce second gros tiers que notre lecture a sérieusement commencé à moins nous captiver. En premier lieu en raison même du style employé par l'auteur. Partant du principe qu'Erraja et Jarar sont les deux facettes d'un même Emad, celui-ci a été élevé par une mère dans l'admiration inconditionnelle de la France et de sa littérature, et, d'évidence, celle de notre grand XIXème. C'est au point que cette femme de caractère s'arrangea pour accoucher à Paris sans jamais y avoir vécu ; que le fiston fit ses études au lycée français d'Alexandrie et qu'il lui fut imposé, tout au long de son enfance, la lecture d'au moins un classique français (parfois un classique russe) chaque mois. Bien évidemment, sans remettre en cause le génie de nos Balzac, Hugo, Zola, Flaubert et autres Maupassant, ni le caractère formateur de leur lecture, il n'en demeure pas moins que plus personne n'écrit aujourd'hui comme ces prédécesseurs illustres ni même ne tente de le faire... Or, souvent, au détour d'une phrase, d'une explication, d'une description et, pire encore, d'un supposé dialogue, ce sont des expressions, des tournures totalement passées, vieillies, démodées qui surgissent sous la plume de Messieurs Jarar/Erraja ; Bien que personnellement fervent amateur de l'imparfait du subjonctif ainsi que de toutes ces conjugaisons bientôt disparues, ici comme ailleurs, selon l'expression consacrée, le trop est très rapidement l'ennemi du bien, ce dont l'auteur semble ne pas toujours prendre conscience ; lorsque ce ne sont pas des accumulations de doubles négations - parfois totalement injustifiées -, de tournures maladroites, mal employées ou surabondantes : en un mot comme en cent, tandis que l'on sent tout l'amour, sincère, débordant, de l'auteur pour la langue française (du moins, pour un certain français littéraire), cette accumulation interminable de verbiage, de phrases mal construites ou trop rigides (c'est particulièrement frappant dans la retranscription de supposés dialogues qui semblent rien moins que surréalistes) donnent à la partie "romanesque" d'Une nuit à Aden un caractère pompeux, alambiqué, grandiloquent et, pour tout dire : lassant. N'évoquons que très rapidement les quelques personnages du récit : en dehors, peut-être, des parents du narrateur, les autres entrent dans des schémas narratifs tellement fermés, tellement attendus et dans le même temps abstraits qu'on finit par ne pas y croire vraiment, quand bien même on songe sans cesse qu'ils sont très certainement les portraits de personnages réels !

Certes, il faut parfois s'accrocher dans cette première partie historiographique et théologique, mais le contenu, s'il est dense, n'est n'est pas moins lisible et aisément compréhensible - d'autant qu'il est complété par un appareil de note très complet. -. On pourra toutefois reprocher à l'auteur nombre de répétitions, de redites qui n'apportent pas grand chose à sa thèse. Gageons que ce fut par soucis de se bien faire comprendre d'un public pas forcément aussi averti que lui dans ces matières (précisons toutefois que M. Jarar est plus un amateur éclairé et passionné de ces matières religieuses qu'un spécialiste à proprement parler). Qu'il défend des thèses trop peu fréquentes, sans aucun doute, au sein de l'Islam. On songera entre autre à l'écrivain algérien Boualem Sansal, de l'intellectuel tunisien Mohammed Talbi ou encore de la critique définitive de l'islam par la psychologue américaine d'origine syrienne Wafa Sultan, se définissant comme une musulmane ne croyant pas à l'Islam et qui exprima ceci à l'occasion d'un entretien : « J'ai décidé de combattre l'islam ; s'il vous plaît comprenez ma déclaration : combattre l'islam, pas l'islam politique, pas l'islam militant, pas l'islam radical, pas l'islam wahhabite, mais l'islam en lui-même... L'islam n'a jamais été incompris, l'islam est le problème... (les musulmans) doivent comprendre qu'ils n'ont que deux choix : changer ou être écrasés. » Ce qu'en dit dans ce texte Emad Jarar n'est parfois pas si éloigné de cette virulente assertion...

Quant à la partie romanesque, véritablement navré de ne pas y avoir accroché. C'est là, une fois encore, que m'est revenue cette prudence quant à ces textes auto-édités : aussi sincères peuvent-ils être, aussi essentiels à leurs auteurs sont-ils bien souvent, cela n'en fait que bien rarement de bons objets littéraires. Impossible de dire si un éditeur ayant pignon sur rue a ou aurait refusé ce texte. Nul doute que le recul d'un œil exercé, responsable (et ouvert) aurait corrigé nombre d'imperfections irrémédiables, de redites et autres lourdeurs inutiles, en commençant par diviser d'une moitié cette somme, biffant ici, supprimant là, puisque le second volume qui est, semble-t-il, exclusivement narratif, compte autant de pages que le premier. Ou bien aurait-il tout simplement conseillé à notre auteur débutant de composer un essai sur l'islam d'un côté et un récit - autobiographique ou non - de l'autre, sans ce mélange des genres difficile à réaliser sans risque de lasser (on songe, par exemple, au génialissime L'insoutenable légèreté de l'être qui est un exemple parfait de roman philosophique intégrant nombre de références autobiographiques. N'est pas Milan Kundera qui veut).
Nous n'irons pas plus loin dans notre lecture, cette écriture amphigourique et verbeuse est par trop impossible. Dommage : il y avait beaucoup à prendre dans cette totale découverte littéraire et documentaire.
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