Et voilà. J'allais finalement être obligé d'enfoncer des comprimés dans la gueule armée d'un chat, perspective que je redoutais depuis la lecture du traité de médecine vétérinaire.
Lorsqu'on ouvre la bouche d'un chat, que voit-on ? Trente quenottes polies, tranchantes comme des rasoirs : quatorze molaires et prémolaires alignées comme les dents d'une scie, qui découpent le cartilage, les tendons, les os, et que l'on appelle très justement les carnassières ; quatre crocs qui s'abattent comme des piolets, frappent les proies et les immobilisent ; douze petits ciseaux, placés entre les crocs, six en haut, six en bas, destinés à anéantir les puces et qui fonctionnent comme des peignes. L'ensemble de cet attirail est conçu pour le carnage et, lorsque vous maintenez ouvertes les mâchoires du chat, la mémoire raciale et les peurs primales de vos ancêtres simiens - disons, de ceux qui ont survécu - se réveillent, portées par le souffle d'une haleine fétide. Car le minet a eu des ancêtres, lui aussi, et beaucoup d'entre eux étaient très, très gros.
Donc, au cours de ma quarante-cinquième année sur cette sphère bleutée qu'on appelle la Terre, un chat est entré chez moi et a volé mon cœur. Il a suffi qu'il m'y invite, d'un clin d’œil et d'un bâillement, pour que je le suive vers d'étranges contrées et d'exotiques cultures. Pourquoi pas ? me suis-je dit. Je n'avais rien à perdre. C'était le bon moment. N'ayant ni femme, ni enfants, je pouvais voyager léger, explorer des lieux où les pères de famille et tous ceux qui ont juré allégeance à l'Homo sapiens ne pouvaient s'aventurer. Et je suis parti, n'emportant avec moi que l'esprit des sciences et l'amour pour ce petit être, car l'esprit et l'amour étaient les seules choses dont j'avais besoin pour ce voyage dans lequel je m'étais naïvement embarqué.
L'amour de la vie est fait de bienveillance à l'égard du vivant, d'empathie avec ce qui souffre, et d'un émerveillement immense devant la beauté et la bonté de la Terre.
S'incliner devant les autres devient un plaisir quand on a compris que, traités avec respect, ils vous traiteront avec respect. Le jour où l'on prend conscience de cette humble vérité, on devient adulte.
Asocial, le chat nous offre ce plaisir profond, silencieux, de la simple communion avec un autre être vivant.
«Rentre dans le rang», c'est tout cela; un reproche allant de la gentille réprimande paternaliste à la haine absolue, selon votre degré de déviance par rapport au courant dominant. Mais si vous militez pour la défense des animaux et leurs droits, on ne vous dit plus: «Rentre dans le rang», on vous traite de «sale marginal.»
Celui qui sent pour le première fois son esprit s'enrouler autour d'un chat, ne comprend pas tout de suite qu'il est tombé amoureux.
Les solitaires sont les plus vulnérables: ils vivent seuls et ont du temps, probablement trop de temps, pour penser.
Et c'est seulement lorsque notre compagnon tombe malade que l'on mesure à quel point ce mécanisme est devenu envahissant. Le mode se fissure et s'écroule autour de nous. La souffrance du chat devient notre souffrance. Lorsque, dolent et silencieux, il ne peut plus bouger, on est immédiatement envahi par la dépression. Mais au moindre signe de rétablissement, le soleil illumine notre âme et notre humeur confine à l’euphorie.
Le chat offre ces révélations muettes, intimes, à l'être solitaire, car avec un chat la solitude se partage. Avec un être humain, au contraire, la solitude est bien souvent le puits d'une relation ratée.