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Critique de vibrelivre


Estuaire
Lídia Jorge 2018
roman traduit du portuguais par Marie-Hélène Piwnik
Métaillié, 236p, 2019



Lidia Jorge, née en 46 dans le Sud du Portugal, l'Algarve, est un grand nom, pas seulement de la littérature lusophone. Son ambition littéraire intimide, elle écarte toute frivolité, elle veut faire réfléchir. J'ai lu un ou deux livres d'elle. Je me souviens d'un titre :Le vent qui siffle dans les grues, et d'une certaine déception que le livre m'avait laissé. J'ai dû en lire un autre, où le personnage de la narratrice m'avait impressionnée, une femme qui a un accident de voiture et qui retrace sa vie très particulière avant qu'on ne la découvre dans son auto quasi morte. Je ne me rappelle plus le titre. C'est dire s'il est difficile de parler de l'auteure.
J'ai lu Estuaire parce qu'on en disait du bien, et pour que je me fasse une idée plus précise de la grande romancière, couronnée de nombreux et grands prix.

On n'entre pas si facilement dans ce livre. C'est l'histoire d'une famille d'armateurs, les Galeano, ruinée à cause d'un contrat périlleux, et rejeté par l'état, et qui se regroupe dans la maison paternelle, de cinq étages, et cossue, située à Lisbonne, sur les bords du Tage. La fratrie est grande, quatre garçons et une fille, placée en troisième position. Les deux aînés ont suivi les traces de leur père. le troisième fils, imbu de ses mérites, fait vivre la famille, semble-t-il, en louant des habitations aux clandestins, le dernier, Edmundo, 27 ans, de 15 ans plus jeune que l'aîné, revient d'une mission humanitaire au Kénya avec une main mutilée, et il projette d'écrire « un livre immense, qui évoquerait la transition du temps de la Terre au sein de l'Univers ». Il refuse toute histoire banale, des personnages dont il connaîtrait les originaux. Il veut quelque chose d'ambitieux et de neuf. Il se place sous le parrainage de l'Iliade, et de Pessoa, et de son Ode maritime, et se concentre sur sa petite sphère bleue contenant virtuellement son livre, en « imaginant qu'il écrivait pour l'éternité sur une feuille de papier de soie ». Il en a « Marre ! de ne pouvoir agir en accord avec [m]es délires ». Il paraît être étranger à sa famille, lui qui déjà était parti loin et dans une autre direction, mais la mort de son père, qui répétait que tout est à sa place, et les révélations de sa soeur feront qu'il se rapprochera des siens et que son livre portera sur les drames de la famille, puisqu'il aura compris que ceux-là touchent directement à ce qu'il est. Cette famille comprend un membre de plus, la tante Titi, la soeur du père, venue vivre avec eux à la mort de la mère survenue trois mois après la naissance du dernier, qui possède une bibliothèque de 7000 livres, et qui peut être de conseils utiles et sincères pour l'aspirant-écrivain, à qui elle avait recommandé la lecture d'Homère. Mais elle ne parle plus, et l'avant-dernier des frères veut qu'elle lui cède ce qu'on appelle la suite, à savoir trois pièces, pour s'y installer avec sa femme enceinte, une pute russe. Ce passage sordide est égayé par le petit os de la main droite de Titi qui dit : Non, non, je refuse d'abandonner ma place.
Les personnages ne sont pas sympathiques, le deuxième fils cependant attirant l'intérêt avec son affection pour son cheval nommé Immortel, et qui se fait escroquer par deux maquignons gitans qui « mériteraient le premier prix de dissimulation et tromperie. Ils feraient tous d'excellents avocats s'ils avaient fait des études de droit ». La fille, Charlotte, est attachante, qui croit en l'amour, capable de choses surprenantes, et dont l'arme est la nudité. Elle a connu une histoire sentimentale extraordinaire et dramatique avec un homme qui sauvait les poissons, mais débordait d'ambition, et que ses frères naturellement avaient vue d'un mauvais oeil. Charlotte s'interroge sur la coïncidence des mots et des mondes, et sait qu'il y a des mondes plus vastes que les mots. En attendant, elle a fait voeu, en guise d e vengeance, d'un silence absolu opposé à l'amant qui a trahi.
On ne saura pas trop la teneur du contrat. On tiendra, grâce au roman choral, des bribes de la vie passée. On pressent que le benjamin, comme s'il était un estuaire, trouvera un bout de solution au problème de la famille. On pourrait lui appliquer cette phrase du roman : La vie n'est complète que si, quand nous mourons, nous sentons que nous avons acquis la connaissance suffisante pour naître à nouveau.On n'échappera pas aux alertes écologiques, le plastique dans la mer, la marée noire. On humera l'air de Lisbonne et les senteurs du Tage, mais peu, car le livre placerait presque dans un huis-clos, que l'ambiance familiale rétrécit encore. Pourtant on en sort de cet enfermement, en jetant une bouteille à la mer, en recherchant le cheval, en suivant la sphère bleue de l'idéal, en s'éprenant d'une baleine solitaire. La sorcellerie, le merveilleux, voire le fantastique, mais aussi la beauté de la terre, croisent un réel sombre, frappé par la crise, pour lequel les politiques ne peuvent pas grand-chose.
La construction du livre est intéressante, formé de paragraphes séparés par un paragraphe d'une ligne qui peut servir de titre.
Je le savais : il est difficile de parler de Lídia Jorge et de ses livres. J'en lirai un autre.
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