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Critique de HordeDuContrevent


Quel bonheur de retrouver la plume et la noirceur de Gaëlle Josse, oui sa plume noire si singulière, celle qui a su déjà avec « Une longue impatience » m'étreindre pour ne plus me lâcher, celle qui trace des mots nerveux et authentiques, des mots vrais et à vif, en creusant des ombres violines de plus en plus brunes au fil du récit. Ondes concentriques autour d'un centre névralgique qui fait surface peu à peu. Croute grattée au sang jusqu'à la prochaine cicatrisation.
Si « Une longue impatience » dressait un formidable et troublant portrait de femme écorchée vive, c'est le père, cette fois, qui est au centre des attentions. le père dont la nuit étend ses couleurs sombres et son emprise sur la famille. Cendres pétrifiantes sur âmes rose tendre.
Je trouve la couverture du livre à ce propos très bien choisie, la vision de cet homme surplombant et avançant malgré tout sur cette masse sombre, compacte, un obstacle à franchir ce passé trouble, fardeau pour tous.

Héritons-nous toujours de la nuit de nos parents, de leur part obscure, de leurs secrets inavoués, de leur part non révélée ? Est-ce dans nos gènes, dans la singularité des dysfonctionnements propres à chaque famille, dans ce que nous ressentons intuitivement sans pouvoir le nommer, dans ce que nous haïssons parfois et subissons, usant nos forces toute notre vie à créer une histoire à contre-courant, en opposition ? Chacun d'entre nous y réagissons de façon différente mais sommes-nous les résultats des traumatismes de nos ainés ? Notre quête éternelle porte-t-elle toute notre vie sur ce que cette nuit a pu créer en nous comme manques ?
J'ai tendance à le penser du fait de ma propre histoire et de la psychogénéalogie suivie pour tenter de comprendre cette course de relais perpétuel. Je me suis toujours demandé si vieillir, ou s'épanouir tout simplement, c'était précisément arriver à comprendre cette part inavouable transmise, l'accepter, l'accueillir et ainsi savoir pardonner. En déceler même la part lumineuse, malgré et contre tout, des clairières dans toute cette forêt. Mais avant cette compréhension, sans doute nous-même, avons-nous transmis ce que cette nuit a fait germer dans notre inconscient. Comme un poison qui se transmettrait de génération en génération. Et la parole, l'écriture, les mots constituent comme autant d'antidotes possibles.

Gaëlle Josse fait de toutes ses interrogations le thème central de son dernier livre « La nuit des pères », faisant vibrer douloureusement l'intime en moi. La nuit des pères, la nuit des mères, celle des parents, cette nuit pouvant être ténue, infime ou infinie.
Elle axe son propos sur le père d'Isabelle et Olivier. Appelée par son frère Olivier, Isabelle rejoint le village des Alpes où ils sont nés. La santé de leur père, ancien guide de montagne, décline, il entre dans les brumes de l'oubli.
Après de longues années d'absence, elle appréhende ce retour. C'est l'ultime possibilité, peut-être, de comprendre qui était ce père si destructeur, si difficile à aimer. Trois jours dans la maison de l'enfance qu'Isabelle a quitté très jeune, traversée par l'urgence de la fuite, par l'impatience des ailleurs, tournant le dos à la montagne pour descendre au fond des océans. Trois jours durant lesquels les souvenirs affluent, sans relâche. Un père très difficile pour ne pas dire odieux, une mère quasi invisible, mais si douce, tentant de faire rempart entre ce mari dont elle connaissait les secrets et qu'elle aimait et les deux enfants. Au contact de ce père désormais amoindri, la colère, voire la haine, fait place progressivement à l'indulgence, puis au pardon lorsque les deux enfants enfin comprennent l'horreur vécu par le père.

« Voilà où j'en suis. Et toi mon père qui avance à pas lents vers les ombres qui vont t'ensevelir vivant, où en es-tu ? Je m'aperçois que je ne te connais pas. Je me sens perdue moi aussi. Chacun dans sa pénombre. La tienne me fait une peine infinie. Je ne m'attendais pas à éprouver cela. Que puis-je faire pour te retenir parmi nous ? »

L'écriture de Gaëlle Josse est une merveille. Tout d'abord dans sa façon de parler directement au père, de s'adresser à lui, lettre écrites durant ces trois jours, non envoyées, reflets d'un journal troublant. Cette interpellation convoque l'intime, le profondément enfoui, ne met aucune distance entre elle et son père. Ensuite dans l'écriture même, à la fois délicate et puissante, ciselée et poétique, envoutante et obsédante, avec ses phrases courtes au rythme hypnotisant, une écriture dense qui creuse son sillon pour remonter à contre-courant, retour aux sources des douleurs enfantines. Des redondances, il est vrai, comme autant d'obsessions à peler, à creuser, à mettre à nue. Nécessaire. Des fulgurances de douceur et de tendresse aussi, parfois.

« Maman, impératrice des écorchures soignées et des beignets aux pommes, maman raconteuse de Roule galette et de Boucle d'or, chuchotés à l'orée du sommeil, tu es là, avec nous, bien plus que sur cette photo installée sur la cheminée, avec son cadre argenté, avec mise en plis et rouge à lèvres exprès pour la photo. Bien présenter toujours. Sourire, toujours. Se tenir. La peau si fine de tes bras dévorés de tâches de son. Ai-je connu plus grande douceur ? ».

Un petit livre poignant, bouleversant, débouchant sur un apaisement, une note d'espoir. J'aime profondément sa façon d'écrire, sa façon de creuser, sa façon d'interroger si paradoxale, à la fois délicate et obsessionnelle. Une auteure qui arrive à me toucher comme peu d'auteurs y parviennent. A ce point.

« Face à nous, le soleil se levait, éclairant peu à peu l'espace, repoussant la nuit. L'aurore aux doigts de rose, a-t-il murmuré, la voici. Autour de nous, de l'or et du rose, en longs filaments lumineux. Tu vois nous renaissons chaque jour ».
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