AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de fuji


Bretagne en 1950, dans la famille Quémeneur, Anne, la mère est fébrile, elle attend Louis son adolescent de seize ans qui, à la nuit tombée, n'est toujours pas à la maison. Cette attente est palpable, qui mieux qu'une mère peut ressentir ces choses-là, l'indicible de l'absence, pas un petit retard, non le vide qui s'immisce comme le froid pénètre vos vêtements.
Les frissons de la peur sous la peau, le corps qui se tétanise dans une attente infinie…
« Ce soir, Louis n'est pas rentré. Je viens d'allumer les lampes dans le séjour, dans la cuisine, dans le couloir. Leur lumière chaude et dorée, celle qui accompagne la tombée du jour, si réconfortante, ne sert à rien. Elle n'éclaire qu'une absence ».
Cet incipit est le premier point d'Alençon fait à l'aiguille par la dentellière Gaëlle Josse.
Le dessin artistique de l'auteur : « Je n'ai pas encore fermé les volets, je ne peux m'y résoudre, ce serait murer la maison, ce serait dire à Louis qu'il ne peut plus entrer, que la vie s'est retranchée à l'intérieur et que personne ne doit désormais en franchir le seuil. »
Le piquage, cette perforation régulière de l'ouvrage, se fait naturellement en laissant glisser les mots d'une mère : « Je suis seule, au milieu de la nuit, au milieu du vent. Je devine que désormais, ce sera chaque jour tempête. »
Ensuite, la trace : « Son absence est ma seule certitude, c'est un vide, un creux sur lequel il faudrait s'appuyer, mais c'est impossible, on ne peut que sombrer, dans un creux, dans un vide. »
De son aiguille, elle effectue les réseaux, ces points spécifiques au décor réalisés de mailles plus ou moins espacés pour créer des ombres : « Depuis ce sont des jours blancs. Des jours d'attente et de peur, des jours de vie suspendue, de respiration suspendue, à aller et venir, à faire cent fois les mêmes pas, les mêmes gestes, à essayer de reconstituer les derniers moments de la présence de Louis à la maison, à tenter de me souvenir des derniers mots échangés, de les interpréter, d'y trouver un sens caché. »
Anne s'interroge, voit sa vie défiler, et de son aiguille effectue les points spécifiques au relief réalisés sur la trace, que les dentellières appellent le brode. « Dans ces temps-là, je me disais que peut-être, les courants froids et les vents contraires pouvaient être domptés, apaisés, évités. Et une autre voix murmurait, très loin en moi, qu'un jour les courants et les vents domptés, apaisés, se réveilleraient et viendraient demander leur dû. »
De ce travail minutieux, « la belle ouvrage » prend un semblant de vie : « Désormais, les jours se ressemblent, les saisons ne se distinguent que par l'ajout d'un manteau, d'une écharpe, ou par le retrait d'une épaisseur, d'une paire de bottes, par un ajustement auquel je m'efforce pour aller sur le chemin sans trop y souffrir du froid, du vent, de la pluie ou de la chaleur, et ils se fondent en une suite indistincte qui ne me laisse aucun souvenir. »
Il est temps d'exécuter le levage, détacher la dentelle du parchemin à l'aide d'une lame de rasoir et de prendre sa petite pince pour l'éboutage, c'est-à-dire détacher les brisures de fils avec minutie : « Car toujours les mères courent, courent et s'inquiètent, de tout, d'un front chaud, d'un sommeil agité, d'une fatigue, d'un pleur, d'une plainte, d'un chagrin. Elles s'inquiètent dans leur coeur pendant qu'elles accomplissent tout ce que le quotidien réclame, exige, et ne cède jamais. Elles se hâtent et se démultiplient, présentent à tout, à tous, tandis qu'une voix intérieure qu'elles tentent de tenir à distance, de museler, leur souffle que jamais elles ne cesseront de se tourmenter pour l'enfant un jour sorti de leur flanc. »
Une fois encore j'avais rendez-vous avec Gaëlle Josse, cela fait sept ans que ce rendez-vous a lieu.
Une fois le livre acheté, le coeur bat plus vite, l'oeil furète pour lire la quatrième de couv', pour regarder cette belle jaquette …
Et puis chez soi, plonger dans sa lecture comme en eaux profondes, en apnée, car les premiers mots vous happent. Vous ne voulez plus rien savoir, juste éprouver les émotions que les mots de l'auteur instillent en vous. Une lecture où vous êtes juste à l'écoute de vous-même.
La dentelle au point d'Alençon est classée au patrimoine mondial de l'UNESCO, et je n'ai pas trouvé de plus belle comparaison pour qualifier l'oeuvre de Gaëlle Josse. Cet écrivain, fait une oeuvre remarquable avec simplicité et une justesse de mot incomparable. Chaque livre est marqué de son estampille, ce style précis, doux, mélancolique et si raffiné. A chaque roman, elle me surprend, les fins de ses livres sont exemplaires, à chaque fois tellement inédites et authentiques.
Pour moi la lecture c'est cela, savourer chaque mot d'une histoire, éprouver chaque émotion, vivre l'histoire dans ma chair.
En conclusion, mamans du monde, dites et redites à vos enfants « je t'aime » et vous enfants, dites-le-nous, ce mot si doux que nous le gardions comme un trésor.
Chantal Lafon-Litteratum Amor 22 janvier 2018.
Commenter  J’apprécie          92



Ont apprécié cette critique (7)voir plus




{* *}