Je sentais l'odeur piquante de la sève, et des baies écrasées, j'entendais le craquement des brindilles sous mes pieds et le hurlement du vent au loin. J'éprouvais la morsure du froid sur ma peau. J'avais le goût de la peur dans ma gorge tandis que je marchais.
La voix d'Anna n'était qu'un chuchotement ,mais tellement inattendu dans l'obscurité de ma chambre que je faillis pousser un cri.
En prononçant ces derniers mots, elle avait tourné les yeux en direction de la forêt. Je suivis son regard, et un frisson me parcourut l'échine.
Une silhouette effrayante se tenait penchée sur le seuil. Elle était emmitouflée dans plusieurs épaisseurs de robes et de fourrures ; ses cheveux formaient de longues vagues emmêlées sur sa tête, semblables à des algues séchées. Je m'attendais à ce qu'elle soit dotée de cornes ou de sabots, mais non, elle était tout à fait humaine, même si sa peau ridée avait la couleur d'un vieux parchemin et que ses yeux luisaient d'un éclat aussi blanc que la lune.
Je ne m'emportai pas contre Anna lorsqu'elle voulut dormir dans ma chambre cette nuit-là. Pour être franche, si elle ne me l'avait pas demandé la première, c'est sans doute moi qui l'aurais fait. Je ne tenais pas du tout à rester seule dans cette pièce trop grande, avec ses fenêtres trop larges donnant sur une forêt trop sombre. J'avais l'impression que les ténèbres risquaient de m'attaquer. Même avec la veilleuse allumée.
Il n'y avait pas si longtemps, maman et moi pouvions encore aborder n'importe quel sujet ensemble. Maintenant, je gardais dans mon cœur d'innombrables secrets. J'avais l'impression - alors que nous nous tenions à quelques pas seulement l'une de l'autre - que nous vivions dans des lieux complètements différents.
Un vaste jardin s'étendait autour de la maison, et au delà des balançoires et du petit verger planté de pommiers se dressait une épaisse forêt qu'on aurait dite pleine de ronces et de mystères. Même par cette chaude fin de journée, il se dégageait des arbres une impression de froid et de noirceur.
Au bout d'un moment, on aurait dit que nous avions été transportées dans un lieu totalement différent. Je n'aurais su l'expliquer : les arbres étaient les mêmes, et ce n'était pas comme si nous nous retrouvions soudain au beau milieu de la nuit. Mais j'avais l'impression d'être dans une autre forêt, dans un autre temps. Un temps où les contes de fées étaient réels et où de grands méchants loups rôdaient dans les bois. Je compris alors pourquoi Grand-Mère trouvait cet endroit dangereux.
Une brise se mit alors à souffler en provenance de la forêt. Au même instant, j’entendis un bruit, qui provoqua une nouvelle vague de frissons dans mon dos. J’interrompis ce que j’étais en train de faire pour scruter les arbres. Rien. Pas le moindre mouvement.
– Qu’est-ce que tu regardes ? voulut savoir Anna.
Je sursautai.
– Tu as entendu ?
– Quoi ?
Je détournai les yeux de la forêt pour les reporter sur elle.
– Rien, répondis-je. Allez, viens, on va porter ça à l’intérieur.
Je ne voulais pas rester dehors une minute de plus.
Ce bruit…
J’aurais juré avoir entendu le rire d’une vieille femme.
– Il va bientôt descendre, annonça-t-elle. Il sera tellement content de vous savoir ici !
Maman se tut. Anna me lança un regard médusé, qui disait clairement : Non, mais tu le crois, ça ?
Papy Tom était mort cinq ans plus tôt. Je me souvenais à peine de lui.
(....)
Apparemment, cela arrivait de plus en plus souvent. C’était une des raisons pour lesquelles nous étions là, pour nous assurer que rien de fâcheux n’arriverait à mamie Jeannie. Maman s’inquiétait à l’idée qu’elle puisse tomber dans les escaliers et se faire mal. Aussi, lorsqu’elle avait perdu son travail, il avait semblé logique de venir s’installer là. Enfin, logique aux yeux des adultes, du moins. Parce que, pour moi, ça n’avait toujours aucun sens.
Tout ce que nous savions, c’était que mamie Jeannie n’était plus entièrement avec nous, même si certains jours elle allait mieux que d’autres.
Et nous savions aussi qu’il ne fallait pas nous rendre dans la forêt.