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Critique de Alzie


Alzie
04 novembre 2016
A quel moment naît « L'Etranger » ? Camus achève et signe la première mouture de son manuscrit fin avril 1940. Le livre paraît deux ans plus tard le 21 avril 1942, premier tirage aux éditions Gallimard (4400 exemplaires). Faut-il voir dans une première tentative romanesque abandonnée, « La Mort heureuse », les prémices du roman ? Jean Grenier, son mentor, qui désavoue une telle tentative est tout juste un peu moins sévère ensuite pour le manuscrit de « L'Etranger ». Le début de l'essai esquisse la genèse du livre dans les années d'apprentissage de Camus, militant, journaliste, écrivain, homme de théâtre, entre 1934 et 1939, ses premiers projets d'écriture. Cinq années d'une jeunesse algérienne décisive précédant la guerre. En octobre 1939 il s'apprête à quitter l'Algérie et l'idée d'un deuxième roman s'est déjà immiscée peu à peu dans le projet philosophique d'un cycle sur l'absurde incluant « Le Mythe de Sicyphe » et « Caligula » sur lequel il a commencé à travailler. Ce roman c'est "L'Etranger" qui, on le découvre ici, ne peut être réduit à l'illustration romanesque du dessein philosophique.

A l'origine il y a Mersault, sans « u », comme Patrice Mersault de « La Mort heureuse » et "L'Etranger" aurait pu s'appeler "L'indiférent". Alice Kaplan explore la progression d'une idée en germe chez son auteur ; la naissance et la formulation ensuite d'un style approprié, puisant à diverses sources, littéraire (James M. Cain) et même cinématographique (Le Schpountz). Les protagonistes, le manuscrit et le livre prennent corps, le découpage s'élabore, l'intention s'affine mais quelque chose de plus inattendu s'interpose. Cette part irréductible et autonome de la création qu'Alice Kaplan réussit fort bien à circonscrire dans les notes de Camus : le roman « veut » naître. La chercheuse retrace une aventure politique et philosophique, éditoriale aussi, mais celle surtout d'une création littéraire personnelle très singulière où elle fait entrer le lecteur « par-dessus l'épaule de l'écrivain », à la manière d'un reportage, en une succession rythmée et continue de chapitres assez courts, tous plus passionnants les uns que les autres. La force de l'essai est d'être au contact direct de l'oeuvre dans une proximité et une fidélité constante aux textes et à la pensée de Camus – Carnets, correspondances et notes, conférences, abondamment cités (Bibliographie commentée et appareil de notes conséquent à la fin).

Hésitations, difficultés, rechutes tuberculeuses. Mise en oeuvre d'une écriture, certitude qu'elle peut exister. Premier chapitre écrit sous le soleil d'Oran au début de 1940 puis le reste bouclé dans la grisaille et la solitude de Montmartre, dans la petite chambre parisienne de l'hôtel Poirier. « Alger Républicain » a fermé ses portes. Les Allemands occupent bientôt la France. Après l'achèvement du manuscrit commence son aventure éditoriale. Deux ans de tribulations pendant lesquels Camus fera un bref passage à "Paris- Soir", puis entrera à "Combat". On découvre  "L'Etranger" comme jamais. Un roman "très sonore", ensoleillé et rude, qui fait concevoir différemment "l'autisme" de Meursault, mieux saisir l'obsession de la peine de mort chez Camus ou l'anonymat de  "l'Arabe" ; "la tendre indifférence du monde" finale y prend tout son poids. Les mois d'errance de l'écrivain et de son manuscrit dans la France coupée en deux empoignent, on y entend Malraux, Grenier, Pia, Paulhan ou Jean-Paul Sartre. On perçoit l'écho de Belcourt, des rues d'Alger dont la chronique coloniale est aussi terriblement judiciaire. De ce livre qu'il pensait "tout tracé en lui" Camus désirait qu'il soit réservé à un cercle restreint de lecteurs mais consentira après sa « nobelisation » en 1957 à une édition poche grand public. le livre comporte soixante traductions - "The Outsider" pour les Anglais, "The Stranger" pour les Américains - et Meursault est devenu aussi célèbre que son auteur, recouvert des innombrables interprétations et lectures qui ont été données de lui et sur lesquelles Alice Kaplan s'attarde - lecture existentialiste notamment ou lecture politique.

C'est avant tout la biographie de "L'Etranger" que cet essai propose, l'examen des conditions de sa maturation est une quête sur le sens de ce livre dans l'oeuvre de l'écrivain et pour lui, plus spécifiquement, plus intimement j'ose dire. Un beau portrait de Camus apparaît, né sur les bords de la méditerranée et pétri de sa culture, engagé, fiévreux et résistant, créateur instinctif, s'autorisant enfin à devenir écrivain sans l'approbation de Jean Grenier, à écrire "sans appel". Toutes sortes de curiosités, littéraire et historique, documentaire et biographique, philosophique et critique peuvent être satisfaites ici. Si l'histoire intellectuelle et matérielle des manuscrits du livre, l'histoire de la réception critique du roman d'une rive à l'autre de la méditerranée et de part et d'autre de l'atlantique sont véritablement passionnantes, je retiens in fine que par « L'Etranger » Camus trouve les raisons d'être l'écrivain qu'il veut être. Très belle et très enrichissante recherche qui recèle d'autre part une réflexion profonde et stimulante sur l'énigmatique Meursault dont la « vérité négative » et les « énergies contradictoires » continuent de susciter des débats de part et d'autre de la Méditerranée, plus de soixante-dix ans après (« Meursault, contre-enquête », Kamel Daoud, 2014). Meursault dérange toujours, alors vive Meursault. Lecture qui se clôt en beauté par un voyage d'Alice Kaplan à Oran et sur une note optimiste réservant quelque surprise au lecteur. Je recommande absolument ce regard américain sur un roman si emblématique.














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