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Critique de Dandine


En panne seche en pleine cambrousse, dans le coin le plus perdu de l'est de la Pologne, un seul hameau de quatre maisons en vue, sans couverture telephonique, meeerde!

Mais la vieille Sonka, qui ramene sa vache du paturage, l'a vu, ce beau jeune homme qui etincelle (sa montre en or? son portable? ses lunettes de soleil?), debout devant sa belle limousine, un vrai carrosse. Est-ce un prince? Ou peut-etre l'archange celeste qu'elle espere, qui est enfin venu la prendre?

Sonka sait y faire. Elle offre un verre de lait a l'inconnu, et puisqu'elle voit qu'il ne peut partir, elle essaie de l'entretenir un peu. Un bonbon? Je suis Sonka. Je m'appelle Igor. C'est sa chance: a ce prince, a ce malak, cet archange de la mort, elle va tout raconter, tout dire, avant de partir vers l'au-dela. Tout. Sans etats d'ame particuliers, entre deux preparations de the ou deux caresses a la chienne Borbus, 12e du nom. Sa mere morte en couches a sa naissance. Son pere qui l'accuse de cette mort, qui la maltraite, qui la viole. Les durs travaux qu'on lui assigne des son enfance. Et, quand la guerre eclate (la deuxieme, la grande), son grand amour. Son seul et grand et eternel amour. Son bref (et deshonorant?) amour. Sa breve et passionee liaison avec un officier allemand. Son Joachim. Son malheur.

Igor ecoute. Que peut-il faire d'autre? Sans preter trop d'attention au debut. Legerement amuse. Mais peu a peu l'histoire l'intrigue, le captive. Il se l'imagine. C'est qu'elle est dramatique! Ou c'est lui qui la dramatise? Joachim, en un nouveau passage, tue l'homme qui avait recueilli Sonka apres son deshonneur, la faisant son epouse. C'est elle qui raconte cela? Ou c'est lui qui interprete? Pendant leurs heures d'amour Joachim raconte, en un allemand qu'elle ne peut comprendre, comment son groupe a assassine, jusqu'au dernier, les juifs de Grodek, la petite ville voisine. Mais elle ne peut comprendre! alors, c'est Igor qui brode? Qui met en scene et le personnage de Sonka et ses souvenirs et ses pensees? Mais oui, nous sommes en scene, et l'auteur se permet d'introduire des directives de scene, des didascalies? L'histoire de Sonka est une piece sur Sonka!

En un chasse-croise subtil entre passe et present, entre l'histoire veridique et sa mise en scene, Karpowicz se joue du lecteur, ou plutot l'interpelle: qu'est-ce que la realite, qu'est-ce que l'authenticite? Pour faire passer un message, ou n'importe quelle histoire, n'est-il pas necessaire de lui donner une forme qui puisse garder le lecteur, ou le public, alerte? N'etait-ce pas Camus qui disait que la fiction est le mensonge a travers lequel nous expliquons la verite?

L'auteur va plus loin. Les directives de la piece de theatre sur Sonka incluent l'insertion de photos de l'extermination des juifs de Grodek, dont une, obligatoirement, avec un enfant. Pour provoquer de force l'emotion du public. J'y vois en fait son accusation de la tendance a mercantiliser la souffrance et le malheur, tendance qui a, a mon grand dam, le vent en poupe. Cherchez Auschwitz dans la base Babelio et vous en aurez le dernier cri: le garcon d'Auschwitz, la fille d'Auschwitz, la couleur d'Auschwitz, le perroquet d'Auschwitz, la jument d'Auschwitz, l'armoire d'Auschwitz, que sais-je encore, bref du Shoah-bizness. Cela corromp la memoire plus qu'autre chose et Karpowicz a raison de s'en moquer.

Ce livre est pour moi un bel exercice de metalitterature. Il raconte une histoire comme en differentes versions, celle d'un conteur, celle d'un ecouteur, celle d'un adaptateur, d'un menteur en scene. Il melange passe et present, realite et fiction, avec un peu de cynisme et beaucoup d'humour. Et malgre tout cela, ou peut-etre grace a cela, il reussit a rester emouvant. Sous le maquillage litteraire Sonka reste une heroine fascinante, bouleversante, et oui, vivante. Bien qu'elle soit morte et que Karpowicz se permette, ultime grimace, de lui reciter un kaddish. Vivante en litterature.

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