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Critique de Woland


Ο τελευταίος πειρασμός
Traduction : Michel Saunier - Notons que le titre original signifie "La Dernière Tentation"

ISBN : 978226602644

Ce roman de Kazantzáki, sorti en 1954, lui valut les foudres du Vatican de Pie XII et même une mise à l'Index . de son côté, le clergé orthodoxe, tirant parti du fait que le délit de blasphème existait encore en Grèce, tenta même d'interdire carrément la vente de l'ouvrage dans ce pays. Mais il n'obtint pas gain de cause et, ainsi que cela se passe d'habitude en pareil cas, offrit ainsi au livre une excellente publicité qui lui permit notamment, de cartonner en France - une France il faut le dire où ne sévissaient pas encore les arriérés actuels qui veulent, de gré ou de force, réinstaurer le délit de blasphème mais avant tout, semble-t-il, pour une religion bien précise et qui n'est pas le christianisme.

Qu'y a-t-il donc, me demanderez-vous, dans ce livre, qui soit si terrible et nous fait toucher de près les flammes de l'Enfer ? Oui, je sais, sur Nota Bene, il n'y a pas si longtemps, une chrétienne estampillé bon teint (selon ses seuls dires, précisons-le tout de même ), sous-entendait que mon goût prononcé pour les romans d'épouvante et les films du même genre, lesquels font grande consommation, surtout s'ils viennent des Etats-Unis, de Satan le Roi des Blasphémateurs, trahissait ma nature réelle de Servante du Grand Cornu. Je ne m'attarderai pas sur pareille et si étrange assertion et je vous confesserai donc que le seul "crime" de "La Dernière Tentation" et de son auteur, Níkos Kazantzáki (ou Níkos Kazantzákis, comme vous préférez ) est de mettre l'accent sur la nature humaine de Jésus le Nazaréen.

Le personnage de Jésus, le "fils de Marie", comme on le nomme habituellement à Nazareth, est ici un être qui doute, qui refuse d'écouter la voix divine (il faut dire que, parfois, il la soupçonne d'être inspirée par Satan), qui se révolte même et qui refuse plus ou moins la "mission" qu'il est chargé d'accomplir. C'est un être déchiré, écartelé, qui souffre et qui se torture lui-même, un être qui est "mal dans sa peau" et dont la famille excuse les agissements et les tirades exaltés en le définissant comme "un possédé." C'est aussi un être doux, charpentier de son métier comme son père, Joseph, qui accepte, bien que juif, de construire les croix dont les Romains se servent pour leurs exécutions, un être amoureux de la jolie Marie de Magdala mais qui, au moment où il va lui demander sa main (ou se livrer à un rituel équivalent à cette époque et dans cette civilisation), tombe raide dans une sorte de crise d'épilepsie. La jeune fille en conçoit un tel chagrin qu'elle décide alors d'abandonner son corps à tous les hommes qui passent pourvu qu'ils veuillent bien lui payer ses faveurs. Mais Jésus aime toujours Marie-Madeleine - il l'aimera jusqu'à la fin - même si Marie et Marthe, les soeurs de ce Lazare à la santé si fragile, qu'il ressuscitera un jour tel quel, avec un corps déjà corrompu (imaginez un instant les têtes vaticanes à la lecture de ce détail), tombent elles aussi sous son charme.

Le Jésus de Kazantzáki est comme nous le sommes si souvent : il sent en lui palpiter son âme qui aspire à L Infini mais sa chair la retient car, qu'il soit fils de Dieu ou pas, cette chair est chez lui aussi forte que chez n'importe qui. Il tente tout d'abord de la calmer en se faisant moine dans un couvent du désert mais rien n'y fait. Il s'enfonce alors tout seul dans le désert pour y jeûner et percevoir ainsi la voix du grand Jehovah. Mais là non plus, la réponse n'est pas au rendez-vous ou alors, elle se révèle contradictoire. Revenu à Nazareth, il renie plus ou moins sa mère et les siens en affirmant officiellement que sa famille véritable, ce sont ceux qui deviendront ses apôtres et ceux qui renonceront à tout sur cette terre pour le suivre. Commence alors, pour lui et ses premiers disciples - dont Jean, le futur auteur de "L'Apocalypse" et de l'Evangile qui porte son nom ; Pierre, le pêcheur à la tête dure, véritable girouette qui, effectivement, comme son maître le lui prédit un jour, reniera trois fois celui-ci avant que le coq ait chanté ; et bien sûr Judas Iscariote, surnommé ici "le rouquin" en raison de sa toison et de sa barbe flamboyantes, un Zélote qui attend un Messie guerrier et non angélique mais n'en reste pas moins fasciné par le charisme de Jésus - une période un peu hédoniste. C'est l'été, puis la saison des vendanges : la vie, la joie, battent leur plein.

Âme aussi flamboyante et aussi torturée que celle de l'homme qu'il admire autant qu'il se défie de lui, Judas somme Jésus de se rendre auprès de Jean le Baptiste, le Prophète de Feu qui crie dans le désert et baptise au Jourdain. "S'il te reconnaît comme le Messie," lui dit-il en substance, "alors, moi aussi, je le ferai et je te suivrai jusqu'à la mort."

Jésus doute, doute de plus en plus et à peu près de tout ... Et il est aussi profondément terrifié. Car, au fond de lui, il sait que le Baptiste le reconnaîtra et il tremble et aspire tout à la fois à cette reconnaissance qui, il le sait aussi, le condamne à une mort atroce mais à un destin surhumain. Néanmoins, suivi des futurs apôtres, Judas marchant à leur tête, il traverse la Galilée, la Samarie et une ou deux autres provinces pour demander le baptême à Jean. Et le Baptiste le reconnaît. Immédiatement. Cet homme qui se définit lui-même comme le glaive de Jéhovah voit arriver vers lui son successeur, un autre genre de glaive, qui versera son sang mais ne demandera pas aux autres de verser le leur.

S'inclinant devant la parole du Baptiste, qu'il respecte tant, Judas se fait alors le gardien et le protecteur de Jésus. Une amitié profonde naît entre ces deux hommes pourtant si différents. Une amitié si puissante que, quand le temps arrive pour lui de mourir, Jésus supplie Judas d'accepter le mauvais rôle, celui du traître qui le livrera au Jardin des Oliviers. Et Judas, résigné, Judas, le plus courageux, le meilleur des apôtres, Judas accepte. Pour le Maître qu'il a enfin reconnu, il fera tout - y compris endosser à jamais la plus honteuse des réputations.

Le roman - plus de cinq cents pages en fins caractère chez Pocket - est si long, si dense, avec des pages poétiques si belles et si amples, qu'on ne saurait le raconter en détails. Mais rien qu'avec ce que je viens de vous livrer, vous comprendrez sans peine pourquoi l'Eglise chrétienne dans son ensemble s'est détournée avec épouvante de cet ouvrage pourtant si beau.

Un : Judas n'est pas un félon, il est l'allié de Jésus et, sans lui, la crucifixion n'eût pas été possible. Deux : Jésus ressent, tout comme vous et moi, les affres de la chair et possède une authentique sexualité. Trois : Matthieu, le Publicain, qui a rejoint les disciples, cherche à écrire la vie de Jésus et se révolte contre la voix d'un ange qu'il ne voit pas mais qui lui ordonne de présenter Jésus non comme le fils de Joseph mais bel et bien comme celui de Dieu. Quatre : Jésus lui-même, quand il lit ces pages, se met dans une profonde colère et clame qu'il est le fils de Joseph et de Marie et non celui de Dieu. Cinq : les disciples, y compris Jean, le Bien-Aimé, sont montrés comme des opportunistes à qui l'idée du "Royaume des Cieux" ne parle guère mais qui se verraient bien, une fois Jésus au pouvoir, tétrarques et gouverneurs. Six : Jésus comprend que, après lui, certains déformeront ses paroles et les récupéreront de façon trop matérialiste ; mais il s'incline, réalisant qu'on ne peut vaincre ainsi la nature humaine d'un coup et que, beaucoup plus importantes sont la profondeur, l'humanité généreuse et l'universalité de la Parole qu'il laisse. Sept : la figure de Saül, devenu Paul de Tarse, qui marquera si bien de son empreinte la structure de ce que nous appelons le christianisme que l'on peut penser parfois que cette religion mériterait de se sous-titrer "le paulisme", apparaît également et ce n'est certainement pas un hasard si Kazantzáki souligne la déformation qu'il infligea à la Parole du Christ. Huit et dernier : quand Jésus s'évanouit sur la croix, sous l'effet de l'épuisement et de la douleur, le Malin s'immisce et, sous la forme d'un ange aux ailes vertes, lui fait vivre en rêve une vie humaine longue et couronnée d'enfants et de petits-enfants.

Mais sous l'effet des vapeurs de vinaigre aromatisé qui montent de l'éponge que lui tend, au bout d'une pique, un soldat romain, Jésus reprend conscience. Et alors, sans regret aucun, avec une joie indicible, comprenant que, fils de Dieu ou pas, il n'a pas trahi plus que Judas et est, lui aussi, parvenu au bout de sa "mission", trouve la force de s'écrier : "TOUT EST ACCOMPLI !" Et l'auteur grec de conclure sobrement : "Et c'était comme s'il disait : tout commence."

Tout commence en effet. Et le livre de Kazantzaki nous fait aussi comprendre que tout est susceptible de recommencer. Pour vous, pour votre voisin, pour moi - n'importe quand, n'importe où. Si vous avez lu et si vous appréciez les Evangiles qui ne glorifient que l'aspect divin du Christ, il vous faut également lire "La Dernière Tentation" de Nikos Kazantzáki. C'est un être humain que vous y rencontrerez, un être humain imparfait, qui le sait et qui tente, lentement, péniblement, en se blessant aux pierres du chemin, en s'arrêtant bien souvent, en tentant même tout aussi souvent de revenir sur ses pas parce que l'avenir l'effraie, d'accéder malgré tout à un niveau spirituel supérieur.

Un être qui vous ressemble. Et c'est bien là sa force et la vôtre - la nôtre. Surtout aujourd'hui. ;o)
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