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Critique de berni_29


Joseph Kessel n'a pas son pareil pour nous plonger dans les affres de la Grande Histoire par des chemins insolites et tortueux.
Ici, dans ce récit, Les mains du miracle, c'est un témoignage particulier et très peu connu de la Seconde Guerre Mondiale, et sans doute ne figure-t-il pas dans les manuels scolaires. Pour ma part, je l'ai découvert par ce récit et j'en ai été ébahi...
C'est une véritable aventure humaine, comme Joseph Kessel aime nous les raconter.
Nous faisons connaissance ici avec un médecin, Felix Kersten, d'origine estonienne, de nationalité finlandaises, habitant la Hollande, tous ces détails ayant leur importance. Le docteur Kersten est spécialisé dans les massages thérapeutiques, formé auprès d'un imminent professeur asiatique, le docteur Kô initié aux sciences de guérison chinoise et tibétaine, au travers de préceptes et traditions de la plus haute sagesse. Le docteur Kô va enseigner et transmettre sa discipline à Felix Kersten, de sorte qu'au final ce dernier saura utiliser ses doigts et les paumes de ses mains au service de l'humanité...
Tout se passe dans le meilleur des mondes pour le docteur Kersten, un homme affable et gourmand, très proche des siens, tandis que les États de l'Europe se préparent déjà à la montée du nazisme chez leur voisin allemand, ou peut-être ne s'y préparent-ils peut-être pas suffisamment...
C'est dans ce contexte que "notre" docteur va recevoir une sollicitation surprenante en la personne d'un certain Heinrich Himmler, numéro deux tout juste après Hitler, dans la hiérarchie de l'organisation du nazisme déjà bien installée au pouvoir dans l'Allemagne de 1938, la réputation du médecin ayant dépassé les frontières hollandaises... L'homme est en proie à d'horribles douleurs abdominales, à l'estomac... Aucun médecin ne sait résoudre son problème...
Nous voilà entrant avec Felix Kersten dans le grand quartier des S.S., au 8 de la Prinz Albert Strasse, où se côtoient officiers S.S., hauts policiers, agents secrets, dénonciateurs, suspects convoqués pour un interrogatoire... L'antre de l'horreur...
Sous ses dalles qu'il foule pour la première fois lorsqu'il pénètre en ce lieu, il ne sait peut-être pas encore que les tortionnaires de la Gestapo procèdent dans les caves à des interrogatoires sans merci.
Voilà l'antre de la bête, la folie et l'humain réduits à la dimension bestiale, l'arrière-salle au service d'un projet d'une horreur sans nom qui aura comme dessein l'extermination du peuple juif, qui va envoyer des millions d'hommes, de femmes et d'enfants dans les camps de la mort... Cette tanière où d'ailleurs les loups entre eux se guettent, comme dans une jungle, se livrant sans arrêt à des intrigues et des contre-intrigues, recherchant chacun la prééminence sur l'autre...
La force d'un médecin est de pouvoir traiter un malade de la même manière qu'avec tout autre malade, les mêmes méthodes, le même comportement, les mêmes attitudes, tout malade quel qu'il soit à droit au même dévouement qu'un autre malade...
Et puis voilà qu'une porte s'ouvre, on l'invite à entrer dans un grand bureau, voici le tortionnaire qui souffre, ôtant ses habits, devenant nu, ce Reichsführer, ce général S.S., Heinrich Himmler, chef des S.S., maître de la Gestapo, l'homme le plus puissant du IIIème Reich après Hitler, réduit à l'état d'un patient, un homme maladif, chétif, qui souffre et attend d'être délivré de son mal et de sa douleur...
Et voilà que le médecin sous ses mains, sous ses doigts, le délivre de ses tourments !
Dès lors, Himmler éprouve reconnaissance, confiance et amitié entières pour Kersten.
Et comme ces douleurs sont récurrentes, le médecin est fortement incité à s'inscrire dans une sorte de pacte tacite avec son patient, et donc de revenir...
C'est alors qu'une autre relation va s'établir entre les deux hommes, un pacte étrange se tisse où se mêlent les confidences, les faveurs, l'éthique médicale, l'horreur, la folie totale, le désir de sauver le monde d'un apocalypse proche, où un pan de l'humanité en danger deviendra une sorte de monnaie d'échange pour les bons et loyaux services apportés par le médecin à l'égard de son malade...
Nous découvrons dans ce personnage complexe d'Himmler, et c'est là tout l'art de savoir peindre l'ombre et la nuit, et aussi ce qui s'en détache pour mieux discerner les ténèbres, une fidélité absolue et fanatique au-delà du raisonnable envers Hitler, une forteresse imprenable sur les faits, mais fragile sur le territoire des émotions... C'est sur ce terrain que Felix Kersten, en subtil connaisseur de l'âme humaine, saura avancer dans sa mission que lui confient les autorités finlandaises, mais bien au-delà dans son dessein humaniste, sauver des vies, sauver, sauver, sauver...
J'ai adoré ce récit, j'ai été emporté par sa sidération. Tout semble irréel, parce que terriblement horrible.
Joseph Kessel nous relate ici un fait véridique, prouvé plus tard par les experts et historiens, l'engagement d'un homme, ce médecin, le docteur Kessel, pour se servir de la relation de dépendance qu'il noue avec ce patient un peu atypique, relation de dépendance d'ailleurs dans les deux sens, de l'émotion de son patient aux fins de sauver, tout d'abord quelques victimes de la guerre ici et là, et puis le sauvetage sera massif, au péril de sa propre existence et celle des siens... Avec comme seules armes ses doigts et les paumes de ses mains...
Tout paraît si insensé dans ce récit ! Nous avançons dans l'intrigue qui se construit pas à pas sous nos yeux, avec pour décor lointain les bruits de la guerre, les déportations, ces silhouettes fragiles, perdues dans la nuit et le brouillard, qui ne reviendront jamais de là-bas, et ceux qui en reviendront pourront nous aider à dire plus tard de génération en génération : "plus jamais ça !"
Ce que j'ai aimé dans cette histoire, c'est ce thème vieux comme l'humanité, ce tiraillement entre l'éthique et l'horreur, peut-on, doit-on soigner un salaud, une canaille de la pire espèce, le numéro deux de la pire organisation politique qu'est connue notre humanité, au service d'une folie humaine qui portait un apocalypse à venir...?
Joseph Kessel, journaliste, romancier, s'avère ici un grand témoin de son temps... Bien sûr il y a mis son empreinte romanesque, mais ne s'éloignant jamais des faits implacables.
Lorsque je lisais ce récit incroyable, j'ai appris que Joseph Kessel venait enfin d'entrer dans la collection de la Pléiade. C'est largement mérité !
Mais qu'il est révoltant de découvrir que le docteur Kersten n'ait jamais été hissé au rang de Juste...!
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