Citations sur Fantômes (15)
Ray a continué à porter l’uniforme, comme si, en le gardant toujours sur lui, il lui était possible de l’incorporer à sa chair et de devenir enfin un véritable Américain. N’était-ce pas dans ce but qu’il avait boutonné la chemise militaire sur son torse nu, enfilé le pantalon et lacé les bottes ? Dans ce but qu’il avait tiré sur les nazis en France, regardé ses camarades se faire réduire en charpie jour après jour et nuit après nuit, dans tout le sud de l’Europe ? Est-ce que cela ne faisait pas enfin de lui, au bout du compte, un Américain ?
« Dans le cœur du soldat , la souffrance de la guerre ressemblait étrangement à celle de l’amour. C’était une espèce de nostalgie , pareille à l’infinie tristesse d’un monde au crépuscule .
Une tristesse et un manque , une douleur capable de vous projeter brusquement dans le passé . »
BÁO NINH .
Ray Takahashi revint au mois d’août. À ce moment-là nous avions relégué cette histoire dans le passé – ou du moins avions-nous essayé de le faire –, et ce que l’on pouvait éprouver d’inquiétude ou même de culpabilité avait cédé la place à un mélange d’exultation et de désespoir, car nos garçons étaient maintenant de retour, transformés par la guerre. Chez certains, il ne subsistait plus qu’une absence là où s’était trouvé un bras ou une jambe ; d’autres revenaient brisés par des expériences dont nous ne saurions jamais rien.
La silhouette de la ville évoquait une cité fantôme émergeant d'une nappe de brouillard gris foncé, que frangeait, dans sa partie haute, une bande de lumière d'un blanc pur qui m'a rappelé, une fois de plus, les volutes de fumée de mon addiction.
Comme il lui semblait étrange, ce monde qu'il retrouvait - à croire qu'en se battant pour l'Amérique, il avait mis en lumière des facettes de ce pays que l'on avait préféré occulter.
J’ignore quel est le nombre des décès au Vietnam dont je suis responsable, ce qui est une manière adroite de dire que je ne sais pas combien de gens j’ai tués. (…)
Que dire de tous ces gens que j’avais assassinés ? Ils avaient eu un nom, tous ces gens, et ils avaient reçu de l’amour, ils avaient eu un père et une mère, des grands-parents, certains parmi eux étaient même des enfants. Et moi je n’avais eu qu’à lancer des appels radio pour que les Phantoms arrivent avec leur napalm et leur phosphore blanc, leurs roquettes Zuni et Sidewinder, et que tous ces individus se transforment en colonnes de cendres emportées par les pluies de la mousson. Ces gens à qui l’on avait donné un nom et de l’amour.
Cependant, j’en suis venu plus tard à comprendre que cette tragédie a aussi été une histoire d’amour, non seulement pour Ray Takahashi mais également pour Evelyn qui, en posant les yeux sur un enfant, sentit jaillir en elle une émotion si déroutante qu’elle faillit en perdre le souffle, et qui pourtant se détourna de lui et le laissa à Seattle, comme si, en l’abandonnant, elle avait pu annihiler tout un pan de son histoire, le supprimer à la fois de sa mémoire et de celle de sa famille, et même, peut-être, de la mémoire de la ville.
Je ne crois pas exagérer en disant que l’Amérique était devenue pour moi – comme, peut-être, pour tous les soldats de retour d’Asie du Sud-Est – un lieu complètement étranger, où les passants aperçus semblaient interpréter un rôle qu’on leur aurait attribué, déambulant sur les avenues propres et blanches d’une Amérique propre et blanche. J’étais incapable de me faire à l’idée que ce monde-là et celui dont je revenais pouvaient exister simultanément et sans contradiction apparente.
Et Ray est là aussi, bien sûr, un Ray encore enfant qui ne pouvait pas imaginer la folie à venir. Leurs rires font un bruit de clochettes, leur souffle à un parfum de fruits.
Je n’ai jamais compris comment cette femme si généreuse et si affable avait pu donner naissance à ma propre mère, cette stricte et tyrannique enseignante dont le système de valeurs réduisait la totalité du monde à une opposition tranchée entre le bien et le mal.